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plus que tout autre, il avait contribué à déchaîner. Quelles que fussent les restrictions dont j’entourais mon respect pour Lamartine, passer une soirée près de lui était une bonne fortune que je saisis avec empressement, et je fus exact au rendez-vous.

Lamartine habitait alors, rue de la Ville-l'Évêque, un petit hôtel situé au fond d'une cour et ouvert sur un jardin où de vieux arbres donnaient de l'ombre et de la fraîcheur ; les appartemens m'ont paru ternes et maigrement meublés ; il y avait là, non de la pauvreté, mais de la gêne et une diminution de comfort pénible pour un homme auquel nulle délicatesse, nulle recherche du luxe n'avait été inconnue. Sous sa redingote noire, un peu lai ignée, il avait quelque chose de contraint et de déchu qui ne nuisait pas à son grand air ; en le voyant, je me rappelai le vers d'Alfred de Musset :

: Le bien a pour tombeau l'ingratitude humaine !


Apollon vieilli et n'ayant pu abandonner les troupeaux d'Admète lui eût ressemblé ; comme lui, il aurait eu ce regard triste, ce front ravagé par les soucis, ce sourire dont la bienveillance n’était que banale et celle démarche grave où les élégances de la jeunesse se laissaient encore deviner. Il avait conspiré avec la fondre ; la foudre l'avait touché ; il en gardait l'attitude d'un dieu détrôné qui se souvient de l’Olympe. Il paraissait indifférent aux conversations, comme s'il eût trouvé en lui-même un interlocuteur attrayant : mais parfois un mot le réveillait de sa rêverie, alors les phrases harmonieuses, le timbre de voix admirable, la richesse de ses images rappelaient ces combats de tribune dont il ne serait jamais sorti que victorieux si l'on n'y eût disputé que le prix de l'éloquence. C'était un éclair : on eût dit que la lassitude le reprenait, qu'il estimait inutile de parler encore, il retombait dans son mutisme dont il ne sortait que pour répondre courtoisement, mais par monosyllabes, aux questions qu'on lui adressait la lecture commença. Lamartine s'installa commodément sur un fauteuil, si commodément qu'il parut prendre ses dispositions pour se reposer plutôt que pour bien entendre. Sarrans jeune lisait, avec une ardeur toute méridionale, je ne sais plus quel épisode de la campagne de Russie, dont l'histoire cependant n'est plus à faire depuis que le comte de Ségur a publié l'héroïque épopée qu'il a nommée l’Histoire de la grande armée. Je n'écoutais guère, je l'avoue ; je regardais Lamartine. Sa tête s'en allait en arrière, la bouche s'ouvrait, creusant les joues, les yeux se fermaient ; le bruit d'un léger ronflement le lirait tout à coup de son sommeil, il souriait, disait : « C'est très bien ! » et, deux minutes après,