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Çà et là, il y a des traits de génie, mais au milieu de combien de singularités faut-il les chercher !

Avait-il conscience des imperfections dont son œuvre était déparée ? Certes, et je n’en puis douter. Dans son atelier chauffé outre mesure, où il avait toujours peur d’avoir froid, où il revêtait un surcot de laine, où il s’enveloppait le cou d’une énorme cravate, car il avait le larynx faible, où il vivait dans une atmosphère étouffante, il s’abandonnait trop à lui-même et ne résistait pas assez à cet emportement interne qui est la fièvre du travail. Un jour j’étais chez lui, dans son atelier de la rue de Notre-Dame de Lorette ; j’étais couché sur un divan et je le regardais travailler. Nous nous taisions, et il avait oublié que j’étais là. Il peignait une Fantasia de petite dimension. Un cavalier au galop a lancé son fusil en l’air et lève la main pour le rattraper, pour le saisir au vol. Delacroix était très animé, il soufflait bruyamment ; son pinceau devenait d’une agilité surprenante. La main du cavalier grandissait, grandissait, elle était déjà plus grosse que la tête et prenait des proportions telles que je m’écriai : « Mais, mon cher maître, que faites-vous ? » Delacroix jeta un cri de saisissement, comme si je l’eusse réveillé en sursaut ; il me dit : « Il fait trop chaud ici, je deviens fou. » Puis il prit son couteau à palette et enleva la main d’un seul geste. Il avait l’air farouche ; machinalement il fit quelques frottis sur les terrains, comme pour se calmer. « La nuit vient, me dit-il ; voulez-vous que nous sortions ? » Quelques minutes après nous marchions côte à côte sans parler ; il avait pris mon bras. Rue Laffitte, il s’arrêta devant la boutique d’un marchand de tableaux et regarda longtemps à travers les vitres une toile de lui : Un tourbillon rouge armé d’un javelot, frappant Archimède assis devant une table sur laquelle on aperçoit avec surprise un encrier en plomb garni d’une plume. Il me dit : « Dehors je vois mes tableaux, chez moi je ne les vois plus. Comme Sancho dans l’île de Barataria, j’aurais besoin d’un médecin qui me toucherait de sa baguette quand je vais me donner une indigestion. » Nous avions repris notre route, je l’écoutais : « Quelle misère que la nôtre ! Voir des chefs-d’œuvre dans son esprit, les contempler, les rendre parfaits par les yeux du cerveau, et, quand on veut les réaliser sur la toile, les sentir s’évanouir et devenir intraduisibles ! Être comme Ixion, se précipiter pour embrasser la déesse et ne saisir qu’un nuage ! Quand je fais un tableau, je pense à un autre ; alors j’obéis à la rêverie qui m’emporte, comme vous l’avez vu tout à l’heure. On dit que le travail est un enivrement, non, c’est une ivresse, je le sais bien. » Nous marchions sur le boulevard ; il faisait nuit, c’était en hiver ; au milieu des étoiles, Jupiter éclatait et semblait énorme. Delacroix me dit : « Quand j’étais enfant, je croyais que tout cela avait été créé pour moi. Les effets de nuit en peinture m’ont