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fréquentes, elles étaient presque un besoin chez cette nature impressionnable, — me disait : « C’est parce que Géricault est mort que l’école française n’a plus de chef et que tout y va à la débandade, chacun tirant à sa soi, croyant dégager son individualité et glissant dans des lieux-communs de composition, de facture et d’interprétation. Il eût été un maître sévère, j’en conviens, mais il eût ramené dans le rang les partisans qui s’égarent et il eût sauvé la peinture d’histoire, la grande peinture dont les jours sont comptés et que va remplacer la peinture de genre, ou, pour mieux dire, la peinture d’ameublement. » Bien souvent, j’ai regretté, en entendant Delacroix, qu’il n’eût pas ouvert un cours d’esthétique dans lequel il eût professé les principes de l’art, qu’il possédait mieux que personne, quoique souvent la pratique lui en échappât. Il était discret sur ses contemporains et avait des habitudes d’homme bien élevé qui l’empêchaient d’exprimer franchement ce qu’il pensait. J’ai dit qu’il ne parlait de David qu’avec éloges, cela est vrai, mais ce qu’il louait surtout dans son œuvre, c’était le Marat, le Couronnement et certains portraits. Parmi les tableaux de Gros, il admirait sans restriction les Pestiférés de Jaffa, qu’il appelait un chef-d’œuvre. Il souriait en racontant qu’après le Salon de 1822 où il exposa Virgile et Dante, — il avait alors vingt-trois ans, — Gros le fit venir et lui dit, d’un ton bourru : « Pour coloriste, mon garçon, vous êtes coloriste ; mais vous dessinez comme un pourceau. » La mort de Gros le poignait encore ; à ce propos, il n’hésitait pas à citer des noms et « à les flétrir. Gros après l’insuccès de son tableau : Hercule et Diomède, après les insultes qui lui furent prodiguées, après avoir été traité de vert de vessie, de teinte neutre, de vieille momie, ne s’est pas jeté à l’eau comme on l’a imprimé. Il a suivi le bord de la Seine jusqu’en face du bas Meudon ; il a piqué sa canne dans la berge, y a accroché son chapeau dans lequel il a placé son mouchoir et sa cravate ; puis il est entré dans la rivière, s’y est couché dans deux pieds d’eau à peine et a attendu la mort, la face dans le sable, les deux mains croisées sur sa tête. Delacroix savait le nom de ceux qui avaient dirigé la cabale d’où résulta un tel malheur. Ces noms, je pourrais les répéter aujourd’hui ; à quoi bon ? Ils sont inconnus. Les peintres et les sculpteurs qui trouvèrent que l’auteur de la Bataille d’Eylau et de la coupole du Panthéon déshonorait l’école française ont eu leurs œuvres exposées ; le public les a regardées, a haussé les épaules et a passé. Aucun d’eux n’est sorti de la médiocrité ; la supériorité d’un maître a pu leur peser, mais ce mauvais sentiment n’a diminué en rien leur infériorité, qui était sans remède, car elle était faite de paresse, d’ignorance et d’envie.