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d’après le mannequin ; allez voir, pour vous en convaincre, son Age d’or au château de Dampierre. » Delacroix se mit à rire et reprit : « Mais s’il n’a aucune qualité, en quoi est-il le plus grand artiste du siècle ? » Vernet répondit en bredouillant : « Je n’en sais rien, mais c’est notre seul grand peintre. J’ai proposé au jury de lui attribuer une médaille exceptionnelle parce que c’est honorer la France que d’honorer ses hommes de génie. » Nous nous regardions et nous avions quelque peine à conserver notre sang-froid. Vernet était irrité ; il prit mon bras, nous nous dirigeâmes vers la salle où la musique d’un régiment jouait l’ouverture de la Gazza ladra. Vernet me dit : « Si ça ne fait pas pitié de voir Delacroix, qui n’est pas capable de mettre un bonhomme sur ses jambes, qui prend des pieds de vache pour des pieds de cheval, nier le talent du père Ingres ! C’est de la jalousie. Moi, je ne suis pas comme cela, et mon plus vif plaisir est de reconnaître le mérite des autres. » Vernet me quitta pour aller saluer la princesse M… Je retournai vers Delacroix ; il disait à Jadin : « Ce pauvre Vernet ! il s’imagine peut-être qu’il sait peindre ! » Jadin ne répliqua pas ; il regardait de tous côtés et semblait fort occupé à découvrir quelqu’un dans la foule. Delacroix lui dit : « Qui cherchez-vous donc ? » Jadin répondit : « Je cherche si j’apercevrai M. Ingres pour lui demander ce qu’il pense de vous. »

Delacroix aurait pu le dire, car il le savait. Quelques jours auparavant, un banquier peu au courant des divisions de l’école française avait eu la malencontreuse idée de réunir plusieurs artistes à sa table, entre autres Ingres et Delacroix. Delacroix fut bien accueilli, Ingres lut fêté. Ce petit homme court, strapassé, au front étroit et entêté, parlant mal, intolérant, arrêté dans l’histoire du monde à Raphaël, ayant les jambes trop courtes, le ventre trop gros, les mains trop larges, avait un haut sentiment de sa valeur et savait qu’il était un maître. Là où il était, il dominait, ne demandait le nom de personne, et dans ceux qui l’entouraient ne voyait que des admirateurs. On se mit à table ; vers le milieu du repas, Ingres commença à donner des signes d’impatience, il venait d’apprendre que Delacroix était au nombre des convives. Lui, Ingres, l’adorateur du dieu Sanzio, dont il était le grand-lama, lui, l’orthodoxe par excellence, assis à la même table que cet hérétique, que ce relaps, et communiant à la même table ! Il était ému et roulait des yeux furieux. Delacroix, sur lequel ses regards étaient tombés plusieurs fois, avait pris cet air gourmé qui lui était habituel quand il ne se sentait pas à l’aise. Ingres cherchait à se contenir, mais il n’y réussit pas. Après le dîner, tenant en main une tasse pleine de café, il s’approcha brusquement d’Eugène Delacroix, qui était debout devant la cheminée, et lui dit : « Monsieur !