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suspendu un instant la marche de ses troupes. Il prend ses bataillons armés à la légère, la cavalerie des hétaires, un certain nombre d’archers et, partant de Poura, se dirige vers la vallée du Mourghab. La route est encore tracée aujourd’hui ; le major Lowett, en 1872, en a suivi, un peu plus au sud, de non moins difficiles. Alexandre s’attendait à trouver, aux frontières de la Perside, prêt à le recevoir, Phrazaorte, le satrape qu’il avait, cinq ans auparavant, commis à la garde de cette province, mais Phrazaorte était mort pendant que la grande armée achevait la conquête de l’Inde, et sans en avoir reçu mandat d’Alexandre, Orxinès s’était cru autorisé, au nom du salut public, à saisir les rênes abandonnées et flottantes. Malheureusement pour lui, il les saisit d’une main infidèle ou débile, car, de toutes les provinces de l’empire, la Perside fut celle dans laquelle Alexandre constata les plus grands désordres. Le tombeau même de Cyrus avait été violé, sacrilège aussi impardonnable aux yeux d’Alexandre que l’eût été la profanation du temple le plus révéré. Orxinès se sentait coupable : il vint au-devant du roi, les mains pleines de présens. « Il apportait en outre, dit Quinte Curce, 4,000 talens en argent monnoyé, » — plus de 22 millions de francs ! Distribué aux principaux officiers de l’armée, ce trésor devait, dans la pensée d’Orxinès, lui créer auprès d’Alexandre de puissans protecteurs. N’était-ce pas ainsi que les satrapes achetaient jadis l’impunité à la cour de Darius ? Orxinès, malgré ses artifices et ses libéralités corruptrices, n’échappa point à la justice d’Alexandre ; le roi le fit mourir sur la croix.

Où Quinte Curce a-t-il donc recueilli l’infamie dont, à cette occasion, une légende venimeuse essaya de souiller la mémoire du fils de Philippe ? Le seul tort d’Orxinès, suivant l’éloquent historien, fut d’avoir négligé l’eunuque Bagoas et surtout d’avoir ajouté « qu’il voulait bien faire sa cour aux amis d’Alexandre, non à ses concubines. » Ainsi donc, au dire de Quinte Curce, ce n’était pas aux justes griefs des peuples, aux mânes de Cyrus que le conquérant de l’Asie sacrifiait Orxinès ; c’était à l’orgueil outragé « d’un de ces hommes que leurs mœurs rendaient semblables à des femmes. » Et voilà cependant comme on juge les rois ! Il suffit qu’un misérable ait mis au jour cette inepte calomnie pour que des écrivains graves, éloquens, épris d’une gloire qu’ils ont contribué à fonder, la propagent dans tout l’univers et la transmettent d’âge en âge à la postérité la plus reculée. Je comprends que l’empereur Napoléon ait gémi de voir Alexandre « finir avec les mœurs d’Héliogabale, » s’il a en la simplicité d’ajouter foi aux récits qui nous montrent le héros des Indes « assistant ivre à des concours de danses, dont Bagoas emportait généralement le prix, et souffrant que l’impudent eunuque