Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/292

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa propre main il saisit les soldats dans lesquels il croit reconnaître les chefs de l’émeute et les remet lui-même aux hypaspistes. Treize des plus insolens sont à l’instant traînés au supplice : la troupe reste atterrée et garde le silence. Pâle encore du courroux qui a fait refluer tout son sang jusqu’au cœur, Alexandre tient maintenant la révolte impuissante courbée sous son regard ; un froid et méprisant dédain semble errer sur ses lèvres ; l’amertume de son âme finit par déborder. Il rappelle aux Macédoniens dans quel état les a pris Philippe : cachant leur nudité sous des peaux grossières, prenant leur nourriture dans des écuelles de bois, et se couvrant, le jour de la bataille, de boucliers d’osier, hordes errantes, qui ne savaient pas même défendre leurs troupeaux contre les Illyriens, les Triballes et les Thraces. Philippe les a revêtus de la chlamyde et les a fait descendre de leurs montagnes dans la plaine ; il leur a donné des villes et des ports ; il a fait plus : après leur avoir assujetti la Thessalie, il leur a ouvert l’accès de la Grèce. Cependant, à la mort de Philippe, il restait à peine dans le trésor royal grevé d’une lourde dette quelques vases d’or et 60 talens. C’est dans ces conditions que le roi qu’ils outragent a trouvé la Macédoine ; il l’a rendue la maîtresse du monde. Les Macédoniens étaient réputés les soldats les plus pauvres de l’univers ; Alexandre leur a fait traverser l’Hellespont ; ils se sont partagé les dépouilles de l’Asie. « Partez donc, s’écrie-t-il, je ne veux plus de vous ; délivrez mes yeux du spectacle de votre ingratitude ; vous apprendrez bientôt ce que vaut une armée sans roi ! » À ces mots, sans laisser aux soldats consternés le temps de se remettre de leur stupéfaction et de leur terreur, Alexandre court s’enfermer dans sa tente. Il y reste deux jours, invisible même pour ses plus chers amis. Le troisième jour, il convoque les officiers perses et leur partage le commandement des troupes.

Querelle d’amoureux et qui ne pouvait durer ! Les Macédoniens n’avaient jamais prévu ce résultat de leur insolence : quand ils voient la personne d’Alexandre sous la garde des doryphores perses, quand ils entendent ses ordres transmis par des hérauts revêtus de la robe des Mèdes, l’énormité de leur crime leur apparaît soudain. Fous de douleur, de honte, de repentir, ils se rassemblent autour de la tente royale et jettent en pleurant leurs armes sur le seuil. « Qu’Alexandre frappe encore, s’il le veut, qu’il ordonne de nouveaux supplices, ses soldats résignés ne se plaindront pas, mais que le cœur du roi se laisse enfin toucher ; qu’il oublie une heure d’égarement et n’inflige pas à ses vieux compagnons de guerre un châtiment plus cruel que la mort, en s’obstinant à leur refuser ce qu’il accorde aux Perses : la faveur de l’embrasser. » Alexandre aimait ses soldats : c’était au