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« les récits que lui fait Néarque sur son périple et sur la grande mer. » La fièvre ne s’abat point : huit jours après, Alexandre est mort. Que va devenir l’univers ?

L’univers est à la merci de l’armée. Il en eût été sans doute autrement si Alexandre eût vécu davantage ; tout dans la vie du vainqueur d’Issus et d’Arbèles démontre la préoccupation constante de soustraire les peuples aux compétitions violentes des gens de guerre. Les Grecs qui décernèrent en l’année 336 une couronne d’or à l’assassin de Philippe élèveraient volontiers, en l’année 323, des statues de marbre et d’airain à Iolas : ils se réjouissent tous à cette heure ; ils aspirent avec volupté l’odeur du grand cadavre ! Attendez quelques jours : Antipater et son fils sauront bien leur faire regretter Alexandre.

Enivrez-vous, Athéniens, du deuil des vainqueurs de Chéronée, c’est votre droit après la défaite et je n’y contredis pas ; mais ne poignardez pas la réputation de ceux qu’en d’autres temps et avec d’autres mœurs vous auriez su vaincre. Jaloux comme il l’était de sa gloire, il semble qu’Alexandre eût dû prendre plus de précautions pour transmettre à la postérité un récit authentique de sa vie ; il n’est pas cependant de héros dont la physionomie ait été plus défigurée. Le seul homme qui eût pu nous la rendre fidèlement, Eumène, mis à mort par ordre d’Antigone, suivit malheureusement de trop près le roi de Macédoine dans la tombe. Faut-il donc désespérer de recomposer jamais, à la lueur des clartés douteuses dont il nous est si difficile de former un faisceau, le véritable Alexandre ? Si j’en désespérais, je voudrais qu’on gravât à l’instant sur tous les tombeaux la prétendue épitaphe d’Anchiale : « Mangez, buvez, tenez-vous en joie : le reste n’est rien. » Car enfin à quoi bon être valeureux, à quoi bon être magnanime, s’il ne doit plus y avoir de justice en ce monde ? L’Alexandre que je crois discerner à travers tous les voiles dont demeure encore enveloppée sa majestueuse image, c’est Napoléon à l’âge de trente-six ans, au lendemain de la bataille d’Austerlitz et à la veille de la paix de Presbourg, Napoléon sans la guerre d’Espagne et sans l’expédition de Russie. Les Perses n’écrivaient l’histoire que sur leurs rochers ; les Grecs s’emparaient de l’esprit des peuples par leurs écrits : nous avons hérité de cette dangereuse puissance. Heureusement la mobilité de nos impressions amène dans nos convictions et dans nos témoignages de prompts retours : nous courons moins le risque d’égarer la postérité.

Dans nul pays au monde, à aucune époque de l’histoire, les choses n’ont repris aussi vite que chez nous leur niveau. Soldats gais et vaillans, mais enclins plus que d’autres au changement et à la critique, nous n’avons jamais tardé bien longtemps à nous apercevoir que de toutes les humeurs, la pire humeur est l’humeur difficile.