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IV

M. Dufaure fut bientôt détrompé : les concessions, en se succédant, lui causèrent une tristesse profonde. L’annonce de l’amnistie pour l’insurrection de la commune lui parut une faiblesse, prélude de bien d’autres. Du rivage où il contemplait les signes avant-coureurs de l’orage, il se sentait plein d’appréhensions pour son pays, mais il n’avait pas la présomption de croire qu’il eût pu aisément dompter les flots. Il avait la conscience tranquille. Il sentait que pendant quatorze mois il avait servi de frein aux impatiences. Il n’avait cessé de le dire à ceux qui l’entouraient : « Les magistrats me maudissent, combien ils me regretteront plus tard ! » Il prévoyait clairement le débordement de destitutions dont sa chute serait le signal. Néanmoins il était loin de s’attendre au renouvellement presque entier des parquets. Ce fur une des douleurs les plus sensibles de ses années de retraite. Suivant chaque jour dans les décrets les mouvemens de ce personnel dont il était fier d’avoir été le chef pendant cinq années, il voyait révoquer successivement des hommes dont il savait la valeur et dont il avait tenu à honneur de consacrer l’activité au service public. Il était frappé de l’identité des passions et des procédés de partis. Ce qu’avait fait la droite, en plein combat, les gauches au lendemain de leur victoire l’imitaient servilement. Il écrivait dans l’automne de 1870 : « Le gouvernement actuel accomplit ce que le ministère du 16 mai avait entrepris et commencé : il met la magistrature sous l’autorité de l’administration ; des magistrats qui ont vieilli sous la discipline austère de leur profession sont appréciés, jugés par des préfets sortis, il y a six mois, du bureau d’un journal ou d’un comité électoral. L’esprit élevé et permanent du droit est invité avec menace à s’effacer devant les fantaisies d’une politique capricieuse et passagère. C’est la perversion de nos mœurs judiciaires. »

Il regrettait souvent de n’avoir pas eu devant lui des années de force et de vie pour adapter les formes judiciaires aux besoins de notre temps et donner à nos tribunaux ce qui leur manquait pour triompher des passions qui les entourent. Il se demandait ce que la démocratie triomphante ferait de la magistrature. C’était un des problèmes qu’il se posait le plus souvent. Il étudiait la démocratie avec une curiosité passionnée, cherchant ce qu’elle contenait de bien et de mal, ne tolérant pas ceux qui, par colère ou par faiblesse, la condamnent ou la vantent sans réserves. Les ouvrages de M. de Tocqueville, qu’il avait toujours admirés, prenaient à ses yeux une vérité de plus en plus vive. Il était à la fois charmé et effrayé de l’exactitude des tableaux tracés par son ami. On l’a accusé de haïr la démocratie ; rien n’était plus faux, mais il était sans pitié pour le