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la physiologie modernes, un excédent de force et d'excitation nerveuse, qui se propage dans le cerveau en ondes de plus en plus faibles. Tout objet beau, — par exemple un paysage, une fleur, un visage, — a sans doute des formes déterminées, et il provoque en nous des idées ou des sentimens déterminés ; mais il éveille aussi par contagion et suggestion un nombre indéfini d'idées, d'images, de sentimens vagues, auxquels répond dans le cerveau ce que les physiologistes appellent une « excitation diffuse. » Ainsi le son d'une cloche, près de nous, ébranle l'air d'une manière distincte et engendre en même temps au loin des ondulations affaiblies, qui vont mourant pour l'oreille en un murmure indistinct ; même quand l'oreille n'entend plus, l'esprit écoute encore et prolonge indéfiniment par la pensée les sons qui viennent de s'éteindre. Tout sentiment d'infini dans l'ordre de la quantité et du nombre est un prolongement analogue ; une loi semblable régit aussi le beau et lui prête un caractère d'infinité. De là un triple effet du beau sur notre entendement, sur notre imagination, sur notre sensibilité. Dans l’entendement, la beauté véritable laisse deviner, sous l'unité de la forme visible, une complexité de fond intelligible, supérieure à tous nos calculs et à notre science bornée. Il n'y a, en effet, de vraie beauté que là où se trouve la vie, tout au moins l'apparence de la vie ; or, qu'est-ce qui distingue l'être vivant d'une machine artificielle ? C'est que, dans la machine, le nombre des rouages est déterminé, connu de nous ; et leurs relations sont pareillement définies, réduites à des théorèmes de mécanique dont la solution est trouvée. Tout y est à jour pour l'entendement ; tout y est décomposé en un nombre fini de parties élémentaires et de rapports entre ces parties. Dans l'être vivant, au contraire, chaque organe est formé d'autres organes qui, comme dit Leibniz, s'enveloppent les uns les autres et « vont à l'infini ; » par cela même, l'être vivant est un ensemble de rapports et une combinaison de lois qui dépassent toujours par leur nombre notre entendement ; d'où il suit que la vie est pour nous un infini numérique où se perd la pensée. D'autre part, les associations et relations d'idées sans nombre que l'objet vivant éveille en nous, ou qu'il nous fait entrevoir confusément sous l'idée actuellement dominante, sont comme l'image intellectuelle de sa propre infinité. Comparez un œil de verre et un œil vivant : derrière le premier, il n'y a rien ; le second est pour la pensée une ouverture sur l'abîme sans fond d'une âme humaine. En même temps que le beau agit ainsi sur l'entendement, il agit dans le même sens sur l'imagination. La perception précise de la beauté s'entoure d'un ensemble d'images vagues et échappant à toute mesure, qui en sont comme la pénombre intérieure. Une beauté qui n'éveillerait rien de semblable dans l'imagination aurait en ses contours quelque chose de trop arrêté, de trop