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universel, le gémissement des créatures n’est pas encore exaucé, depuis des myriades d’années qu’il monte vers le ciel, comment même il se fait que ce soupir et ce gémissement aient pu être l’œuvre de la bonté, le moyen de la beauté, l’expression de l’amour créateur.

La véritable moralité ne saurait ici s’accommoder d’une esthétique admirative ni d’une morale complaisante, et il y a, en réalité, un sentiment religieux plus profond dans les révoltes du pessimisme que dans les adulations de l’optimisme. C’est ce qui fait, selon nous, que le pessimisme n’est pas seulement, comme l’admettent MM. Janet, Caro et peut-être M. Ravaisson lui-même, une maladie passagère ; c’est au contraire un indestructible élément de la vérité métaphysique et morale, une juste réaction contre toute doctrine qui fait de la beauté l’excuse d’un manque de bonté, ou qui justifie chez la bonté suprême ce qui semblerait odieux au point de vue de la seule bonté à nous connue, de la seule qui nous regarde et nous intéresse, de la seule qui puisse être notre loi : je veux dire la bonté humaine. Avant de prétendre au divin, soyons humains. De deux choses l’une : ou la moralité absolue peut être en opposition avec la nôtre, et alors ne la prenons pas pour modèle ; ou elle n’est que la nôtre agrandie, purifiée, idéalisée, et alors ses œuvres ne peuvent être en contradiction formelle avec ce que les nôtres seraient à nous-mêmes, au cas où nous aurions la toute-puissance et la toute-science avec la parfaite bonté. Si la charité « surnaturelle » de Pascal ne ressemble pas plus à la nôtre « que la constellation du chien à l’animal aboyant, » comme le disait Spinoza de son dieu, elle n’est plus qu’un vain nom semblable à ceux que nous prêtons aux constellations célestes, et l’influence qui lui est attribuée sur la marche du monde est aussi mythologique que l’influence des astres sur la destinée humaine. Quant à son influence sur la moralité, elle est ou nulle ou nuisible. N’est-ce point, sans s’en apercevoir, altérer dans la conscience morale l’idée de l’amour, n’est-ce point en profaner involontairement le nom, que de l’attribuera un principe qu’on représente comme ayant produit ou permis la haine ?


V

Si des prémisses générales de la morale esthétique et mystique, qui se résument dans l’optimisme absolu, on voulait déduire avec rigueur les applications particulières, on verrait se dérouler successivement les diverses conséquences que cette doctrine a toujours entraînées avec elle chaque fois qu’elle s’est produite dans l’histoire. La première de ces conséquences logiques, à laquelle les théologiens n’ont jamais pu échapper alors même qu’ils la repoussent,