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l’invocation de Jacob : « Dieu d’Abraham ! » Voilà, par exemple, un sublime sorti des entrailles humaines et qui ne s’obtient point avec des paquets de modulations : « Combinaison n’est pas émotion. Si tu veux que je sois ému, commence toi-même par t l’émouvoir. » Ceux qui n’ont jamais réfléchi sur ce précepte n’auront, pour en pénétrer le vrai sens, qu’à opposer au néant de notre maniérisme contemporain l’immense effet de la musique de Joseph.

A propos de ce rôle de Jacob, d’un caractère superbe, si court qu’il soit, on ne sait comment le classer ; est-ce une basse, est-ce un baryton ? Nos maîtres d’autrefois avaient une façon tout arbitraire de manier les voix. : c’était le règne du bon plaisir. Nous voyons, dans la Fausse Magie et dans le Tableau parlant, Grêtry faire ténoriser des vieillards, et voici que, dans Joseph, on nous donne pour une basse ce rôle de Jacob qui monte jusqu’au fa dièse et jusqu’au sol. — La partie de Siméon est médiocrement tenue, ce qui n’arrive que trop souvent, le rôle exigeant à la fois des qualités de chanteur et de comédien. Gavaudan, qui le créa jadis, y laissa de grands souvenirs, et Couderc, que nous avons pu voir, y fut plus que remarquable. Ainsi lorsque, dans le premier ensemble, il s’écriait : « Je suis maudit par le Seigneur ! c’était à frissonner d’horreur tragique. Mais Couderc était un de ces artistes à double vocation comme l’ancien Opéra-Comique en produisait et comme il ne s’en fait plus aujourd’hui que nos jeunes ténors peuvent stipuler dans leur engagement qu’ils seront « dispensés de dire le dialogue. » Elleviou, Martin, Gavaudan, Mme Scio, tout ce monde qui servit d’interprète à Méhul, à Cherubini, chantait et jouait au même titre, un talent n’excluait pas l’autre, et c’est à cette tradition, continuée par les Ponchard. les Chollet, les Roger et les Faure, que nous devons les répertoires de Nicole, de Boieldieu, d’Herold et d’Auber. Elle eut pour derniers représentans, du côté des hommes, Couderc et Mocker ; du côté des femmes, Mlle Lefebwe (le Benjamin d’une des plus célèbres reprises de Joseph), Mme Ugalde, la Galli-Marié, et jeta son éclat suprême avec Capoul dans le Premier Jour de bonheur. Ce qui se passe désormais sous nos yeux n’est qu’un entr’acte en attendant que le rideau se lève sur le grand Opéra. Le drame lyrique, moitié chanté, moitié parlé, comme l’entendaient nos pères, n’existe plus. Ce qui se disait s’en est allé à l’opérette, ce qui se chante est resté seul, et la symphonie, le costume, le décor y tiennent tant de place que le malheureux chanteur a déjà trop de suffire au texte musical. Si nos maîtres du passé pouvaient revivre, toute une part de leur répertoire d’Opéra-Comique échoirait aujourd’hui à l’Opéra. Stratonice et Joseph, la Médée de Cherubini, représentés à l’ancien Feydeau, rentreraient désormais dans le cadre de l’Académie nationale, Autant nous en dirions de Zampa, d’Huydée, dont on pourrait tout aussi bien changer le dialogue en récitatifs, maintenant qu’il n’y a plus ni des Chollet ni des Roger