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troisième terme de la satisfaction humaine. Selon M. Comte, ce qu’il y avait de plus douloureux, pour les belles âmes, dans le régime antique de l’esclavage et du servage, c’était de ne pouvoir se dévouer librement au service d’autrui. Nous qui ne sommes plus ni esclaves ni serfs, nous entrons dans cette pleine liberté du dévoûment au service de l’humanité. D’autant plus dévoués que nous sommes plus libres, nous trouvons un aliment assuré à notre activité la plus étendue. Tout, dans cette direction, s’ennoblit et se sanctifie. — Et la conclusion arrivait d’elle-même : avoir contemplé les lois éternelles du monde et aimer ce qui est digne d’être aimé, vaut la peine d’avoir vécu.

Telle était, il y a trente ans, sous l’impulsion directe et personnelle de Comte, la doctrine de M. Littré sur la valeur et la dignité de l’existence morale. En 1878, soumettant ces pages à un examen approfondi et les jugeant librement selon sa coutume, il les approuve ; il en reprend quelques idées pour les développer. Il fait remarquer que de même que les révélations diffèrent grandement (révélation théologique, révélation scientifique), de même les félicités qu’elles procurent aux hommes ne diffèrent pas moins. La félicité individuelle tenait le premier rang dans le christianisme : il ne s’occupait pas de la félicité sociale, du moins directement ; il travaillait au salut individuel et par là sans doute il contribuait en une certaine mesure à l’amélioration de la communauté ; mais, au vrai, la cité de Dieu n’a aucun rapport avec la cité humaine, et il suffit de se rappeler le petit nombre des élus pour voir à quel point divergent les deux conceptions du bonheur, le bonheur chrétien et le bonheur positiviste.

La félicité sociale est au premier rang parmi les objets que poursuit la philosophie positive. On pourrait presque dire qu’elle absorbe la félicité individuelle. Elle s’occupe avant tout de promouvoir par tous les moyens possibles le perfectionnement général, intellectuel, moral et matériel ; elle se définit par le devoir de connaître la marche des choses, d’y contribuer par un labeur conscient et attrayant, de faire que chaque génération transmette à la génération qui la suit un héritage augmenté. Elle n’a pas besoin de sanction, dans le sens vulgaire des récompenses et des peines administrées par un juge suprême. Il y a une sanction cependant, mais qui n’est pas sous la dépendance d’un pouvoir personnel et par conséquent arbitraire : elle est remise à une puissance impersonnelle, à savoir l’action progressive du milieu contemporain ; elle change et se développe à mesure que change et se développe ce milieu lui-même. Rien en cela de fortuit, de déréglé ni d’impuissant. La grande masse des hommes obéit, sans résistance, à la moralité régnante ; et ceux qui