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elles ont exercé une grande influence, mais cette influence va disparaître sous la lumière croissante de l’analyse. En revanche et par compensation, on nous promet que l’humanité se construira dans l’avenir de nouveaux idéalismes avec cette seule différence, que nous saurons alors ce qu’ils valent et que nous ne serons plus les dupes de leur valeur purement subjective. Il y a là une méprise singulière chez les penseurs qui, de près ou de loin, participent au mouvement de la philosophie positive ; ils oublient que l’idéalisme qui a exercé son action sur un peuple l’a obtenue par cela même qu’on y voyait autre chose et qu’on le prenait pour un fait très réel. Tout changera sitôt qu’on lui attribuera une autre nature ou qu’on le dépouillera de sa réalité. Il n’y a pas dans l’histoire un seul exemple qui nous montre les hommes enchaînés et assujettis ou stimulés et sérieusement affectés par un idéalisme reconnu comme purement imaginaire. « L’enfant a peur quand sa nourrice lui dit qu’un homme noir va descendre par la cheminée pour l’emporter. Lhomme noir n’est qu’un idéal sans doute, et pourtant l’enfant est affecté. Mais il cesserait de l’être du moment où il saurait à quoi s’en tenir[1]. »

C’est pourtant une chose singulière que jamais on ne nous ait autant parlé de l’idéal que depuis que l’on a ravi à l’esprit humain les réalités invisibles et supérieures que ce nom résumait pour lui, l’ordre des idées et des essences éternelles, le monde des types, conçus par une raison supérieure, l’existence et la perfection divines. On a fait le vide au-dessus de nos têtes ; on a brisé l’ancre qu’un célèbre orateur nous exhortait un jour « à jeter en haut ; » on a détruit toutes les formes austères ou charmantes où nos croyances étaient attachées. On a fermé le ciel, — aussi bien le ciel intelligible de la pensée pure que le ciel théologique. Dès lors, il est assez clair que nous ne sommes plus que des a apparitions éphémères, flottant à la surface de l’illusion infinie, » ou plutôt, pour parler un langage scientifique, des états de conscience momentanés, éclos au point de jonction de certaines forces physiques et chimiques, infaillibles et déterminées. Qu’est-ce donc que cette dernière idole que l’on nous propose dans cette ruine de tout le reste et que l’on abandonne comme une suprême ressource à notre adoration désabusée ? Peut-elle nous satisfaire et nous consoler de ce que nous avons perdu ?

On croirait que l’idéal règne aujourd’hui sur un grand nombre a âmes qui ont rejeté hors d’elles toute autre foi ; mais il règne sur elles en les trompant, et la poésie de ce noble culte, survivant à tout

  1. W. Malleck, pages 33 et seq.