Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/520

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ici le même genre d’illusions que nous avons déjà combattues à propos de la moralité.

Cette participation au bonheur futur des générations dont plusieurs siècles les séparent, cette fusion volontaire et consciente de soi-même avec la grande existence dont nous sommes une partie infinitésimale, vouée à une apparition si rapide et à une disparition éternelle, est-ce donc pour les hommes un prix suffisant des fatigues et des souffrances qu’ils doivent accepter comme conditions de l’héritage préparé pour d’autres ? Et d’ailleurs qui nous assure que cet héritage acquis avec tant de peine par nous leur sera fidèlement transmis, qu’il n’y aura pas de brusque rupture dans la trame sacrée du progrès, qu’il n’y aura pas de retours à l’ignorance et à la barbarie, des accidens d’atavisme, des réminiscences de la vie sauvage et même animale au milieu des merveilles de la civilisation, des cataclysmes dans l’œuvre de l’humanité, comme il y en a dans l’œuvre de la nature ? M. Schérer nous confiait l’autre jour, dans une page très intéressante, les aveux d’un de ses amis, un esprit libre, qui se pique de rester tel, et que je ne crois pas mal juger en pensant qu’il est un positiviste désabusé. « Il me parlait de ce qu’il appelait son dernier affranchissement, son triomphe sur un dernier préjugé, et ce préjugé, quel était-il ? Toutes nos modernes souffrances, selon lui, venaient de trois choses, très modernes, en effet, et qu’il fallait avoir le courage de remettre en question, l’idéal, la philanthropie et l’idée du progrès. — Nous avons rêvé un monde, continuait-il, que nous ne trouvons réalisé nulle part, et qui est, selon toute vraisemblance, irréalisable ; nous aimons le genre humain d’un amour plein d’illusion, comme des membres de notre famille, comme chair de notre chair ; enfin, avec un optimisme passé à l’état d’instinct, nous croyons à une marche des sociétés qui les rapproche toujours davantage du vrai et du bien. Trois maladies que le XVIIIe siècle, avec son rationalisme creux, avec ses conceptions abstraites, nous a inoculées, et qui sont la source du malaise et de l’inquiétude dont nous sommes travaillés. » M. Schérer proteste, il est vrai, pas trop fort pourtant. Il avoue que son ami avait tort, mais que son erreur s’explique. Le mal, dit-il, n’est pas dans les notions dont il se plaignait, il est peut-être seulement dans le caractère absolu qu’elles revêtent, grâce à notre ignorance de l’histoire, à notre dédain du passé, à notre impatience des transitions et des transactions[1]. Quoi qu’il en soit, le coup est porté et par des mains amies, au cœur de ce dogmatisme, je devrais dire

  1. Le Temps, samedi 27 mai 1882.