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décourager les efforts de l’humanité : « Déjà, nous dit-on, la fin du monde apparaît dans un avenir dont la science déchire le voile. Comme les espèces fossiles des diverses époques géologiques, l’homme n’aura fait que passer sur la terre. Éloignée ou prochaine, une époque viendra sûrement où tout ce qui vit sur la terre retournera avec l’homme à la poussière. La lutte pour l’existence sera terminée. L’éternel repos de la mort régnera sur la terre solitaire. Privé d’atmosphère et de vie comme la lune, son globe désert continuera de tourner autour d’un pâle soleil. L’homme et sa civilisation, ses efforts, ses arts et ses sciences, tout cela aura été[1]. » Si ces prophéties sont vraies, si tout périt avec la vie sur notre globe, s’il n’y a pas quelque part une pensée qui se souvienne et des consciences qui aient recueilli le résultat de tant de sacrifices et d’efforts, cette dernière religion du progrès, avec une telle ruine au bout, n’est-elle pas la plus cruelle mystification du pauvre animal humain, que l’on aura inutilement troublé dans son misérable bonheur pour l’agiter à la poursuite de chimères et le forcer à bâtir pour le néant ?

Qu’on le remarque bien, toutes ces considérations n’ont leur application qu’au point de vue de la logique pure et leur exacte réalité que pour la moyenne des hommes. Pas une d’elles, vraies pour la généralité des cas, ne le serait peut-être actuellement pour un seul des représentans plus ou moins célèbres du positivisme. Il faut faire la plus large part aux caractères, aux tempéramens, aux natures d’intelligence, à l’éducation indélébile, aux traditions de famille ou de race ; tout cela offre bien des points de résistance intérieure et de réaction contre les influences que nous avons essayé d’analyser. Mais il suffit à notre démonstration que ces influences soient exactement déduites et qu’on ait le droit d’en prévoir les effets sur l’humanité future. Par exemple, quand nous montrons que la valeur de la vie serait singulièrement amoindrie par le triomphe des nouvelles doctrines, que l’idéal pâlirait dans la raison, que le dévoûment à la vérité ou à l’art, les joies désintéressées de la haute culture, l’enthousiasme du progrès, ne trouveraient peut-être plus d’alimens suffisans dans l’homme nouveau, enfin que bien des sources du bonheur humain se dessécheraient sous l’action de ces idées comme sous un vent glacé qui rend aride tout ce qu’il touche, évidemment je ne fais aucune application personnelle de ces déductions. J’ai suffisamment marqué mes réserves sur ce point.

On aurait d’ailleurs mauvaise grâce à vouloir persuader aux gens qu’ils sont malheureux, quoi qu’ils en puissent dire, par l’effet de leurs doctrines, et que l’existence a dû perdre tout son prix à leurs

  1. Jules Soury, Philosophie naturelle, p. 325.