Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/563

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

inexpérimentés, les plus dépendans, n’ayant subi cette dépendance qu’à raison de leur inexpérience et de leur obscurité ! Cependant les premiers seront jugés et les seconds jugeront. Qu’en penseront les justiciables ? Tandis que, dans la plupart des autres pays civilisés, on n’a rien négligé pour assurer le prestige des fonctions judiciaires, on aurait tout fait, dans le nôtre, pour les avilir et les ridiculiser.

Il y aurait, à coup sûr, deux moyens de protéger l’élu contre l’électeur. Par malheur, ni l’un ni l’autre ne me semblent praticables en France.

Le premier, dont la constitution pensylvanienne offre un exemple, consiste à décréter que le juge ne sera pas rééligible. N’ayant plus rien à espérer ni à craindre du corps électoral, il ne se laissera ni intimider ni séduire. D’accord ; mais, outre que ce personnel, sans cesse renouvelé, ne pourra jamais acquérir l’expérience des affaires ni la connaissance des lois[1], on aura fermé l’accès de la magistrature à tous ceux qui pourraient rendre la justice. Les fonctions judiciaires ne sont pas un passe-temps : elles demandent, après d’assez longues études préparatoires, un labeur continu ; le juge doit être chaque jour, presque à chaque heure, à la disposition du justiciable. Il ne peut pas cumuler deux professions. Donc, s’il en a une, il devra la quitter. Mais comment la quitterait-il s’il n’en trouve une autre et comment pourra-t-il se figurer qu’il en trouve une autre quand il est, à bref délai, destitué par le législateur lui-même ? Il ne restera donc au corps électoral que deux espèces de candidats : les besogneux à bout de ressources et en quête d’expédiens ; les adolescens, qui feraient un stage dans les fonctions judiciaires comme aujourd’hui, sous l’œil vigilant d’un maître clerc, dans une étude d’avoué, mais qui le feraient sans maître clerc et aux dépens des justiciables.

Le second moyen consiste à décréter que le juge élu sera nommé à vie, comme le sont divers fonctionnaires de l’ordre judiciaire dans le Massachusetts, le New-Hampshire, le Connecticut et la Floride. On ferait ainsi rentrer dans nos lois, par une autre porte, l’inamovibilité, qui procéderait de l’investiture populaire comme elle procédait jadis de l’investiture royale. Mais voilà, si je ne me trompe, une proposition bien hétérodoxe. Est-que l’élection peut, dans une société démocratique, conférer des droits perpétuels ? C’est un axiome de droit démocratique que le corps élu doit être le « miroir » du corps électoral. S’il en était autrement, à quoi bon des élections ? Or je ne surprendrai personne en avançant qu’il arrive quelquefois aux corps électoraux de modifier de fond en comble et du jour au lendemain, tantôt pour de bonnes raisons et

  1. C’est ce qu’établit M. Granet dans son discours du 8 juin 1832.