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tantôt sans raison plausible, leur opinion sur la constitution du pays, sur sa religion, sur la conduite de ses affaires générales et locales, sur les hommes et sur les choses. Quoi ! les mêmes électeurs pourraient précipiter du pouvoir leurs sénateurs, leurs députés, leurs conseillers municipaux, et seraient contraints de garder les juges qu’ils auraient élus en un jour de malheur ? Tandis qu’ils se refléteraient dans toutes les autres faces du miroir, il y en aurait une, une seule qui cesserait de leur renvoyer leur image ! Bien plus, si quelqu’un de ces élus était doué d’une constitution très robuste, deux ou trois générations pourraient être liées par le caprice d’une seule ! Dans un pays où parfois l’élu, au bout de quinze ou vingt ans, ne représente guère plus ses électeurs que si l’élection remontait au temps de la réforme et de la ligue, on ne peut pas, ce me semble, infliger de pareilles déceptions au corps électoral.

Mais ne pourrait-on pas, du moins, pour donner aux magistrats une indépendance relative, leur conférer des mandats à très long terme comme dans l’état de New-York, où les juges de la cour suprême, de la cour d’appel, des cours de bourg et de cité sont élus pour quatorze ans, dans le Maryland, où les juges de la cour d’appel, et plus généralement ceux de toutes les cours, le sont pour quinze ans, dans la Pensylvanie, où les juges de la cour suprême sont nommés pour vingt-un ans ? Cette combinaison n’empêcherait pas le juge, quand il voudrait se soumettre à la réélection, d’avoir à mendier, au moins à la dernière période de son mandat, l’appui des justiciables. Elle offrirait toutefois des avantages quand un candidat d’un âge mûr briguerait les suffrages des électeurs avec l’intention de ne pas les leur redemander, et permettrait à de bons avocats fatigués de la plaidoirie, à des avoués prêts à céder leur office avant l’heure de la retraite de consacrer les dernières années d’une vie honorable à l’administration de la justice. Mais qu’il serait difficile de la faire prévaloir ! Puisqu’elle est, au demeurant, destinée à paralyser l’influence des électeurs, n’y verrait-on pas une attaque indirecte aux prérogatives du corps électoral ? Elle n’a prévalu que très exceptionnellement aux États-Unis, et, dans la plupart des états de l’Union américaine, le mandat judiciaire est de deux, de quatre ou de six ans : quelquefois même il ne dépasse pas une année[1]. Ne sommes-nous pas d’ailleurs éclairés par notre propre expérience ? Notre première assemblée constituante, « persuadée que les magistrats à longue durée ne tarderaient pas à former une corporation dans l’état, » avait limité le mandat des tribunaux ordinaires à six ans, celui des juges de paix à deux ans. Cependant la patience,

  1. Voir au surplus, dans le Bulletin de la société de législation comparée, t. X, p. 155, le tableau très exact et très complet qu’a dressé M. Gourd, avocat à Lyon.