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législation française la notion pratique des affaires ? joignez-vous à la notion pratique des affaires une dose suffisante de sens commun ? êtes-vous assez clairvoyant pour débrouiller un procès embrouillé par des hommes de loi ? avez-vous l’esprit assez subtil pour démêler le bon argument présenté par un mauvais avocat du mauvais argument présenté par le plus éloquent des hommes ? par-dessus ; tout, avez-vous le cœur assez ferme pour rester inaccessible à toutes ; les passions, sourd à toutes les sollicitations et pour oublier, en toute circonstance, votre propre intérêt ? saurez-vous, au besoin, braver l’opinion publique ? vous souviendrez-vous enfin que vous devez, si je veux abuser de ma force et vous dicter vos arrêts, me résister et m’éconduire ? Voilà le seul langage que le suffrage populaire doive tenir à cette autre classe de candidats : je le demande à tous les esprits impartiaux, le tiendra-t-il ? peut-il le tenir ?

Il ne le tiendra, pas. Le suffrage universel direct ne sentira jamais qu’il est astreint, s’il ne veut désorganiser la justice, à émettre deux séries de votes dans des conditions aussi différentes. Il confondra probablement, ainsi que l’a fait ressortir M. Martin-Feuillée ; dans la séance du 30 mai 1882, les élections judiciaires avec les élections politiques. Dana les arrondissemens royalistes, il se figurera que tout est gagné s’il a nommé les plus intraitables partisans de l’idée monarchique ; dans beaucoup d’autres, il croira que tout est perdu s’il n’a choisi les soldats les plus bruyans de l’idée républicaine.

Aussi la confusion qui se sera produite dans l’esprit des électeurs pourra-t-elle s’opérer dans celui des élus. Où la majorité voudra, par-dessus tout être efficacement représentée dans le prétoire comme au Palais-Bourbon, elle atteindra souvent son but, et la justice, qui ne doit dériver que d’elle-même, dérivera du nombre, c’est-à-dire de la force. La majorité disposera tout à la fois des lois et des juges. Cependant, ainsi qu’il arrive, en Suisse, l’élection judiciaire aura ouvert à ceux-ci la carrière politique, et le tribunal aura servi de marchepied au futur législateur. Je ne sache pas de péril plus grave : le peuple conférant des fonctions judiciaires pour gagner et s’asservir le juge ; le juge, par voie de conséquence, acceptant les mêmes fonctions pour gagner et s’asservir le peuple ! Quel idéal de civilisation et de liberté !

Pour éviter tant d’abus, quelques publicistes ont proposé de faire nommer les juges par un très petit nombre d’électeurs. Il y a près des tribunaux, quelques corporations spéciales intéressées à la bonne administration de la justice, et compétentes pour apprécier le mérite des candidats, surtout leur degré d’instruction théorique et pratique. Les avocats, les avoués, les notaires seraient le noyau du nouveau corps électoral : peut-être leur adjoindrait-on, pour éviter