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les soupçons de camaraderie, les professeurs des facultés de droit et les licenciés en droit domiciliés dans la circonscription. On n’aurait plus à craindre que la justice fût rendue par des ignorans.

Mais il ne s’agit pas seulement d’empêcher que la justice soit rendue par des ignorans. Autant vaudrait faire élire, dans l’armée, les colonels par leurs régimens. Les avocats n’ont sans doute aucun ordre à recevoir des juges, mais les décisions de leurs conseils disciplinaires peuvent être déférées aux cours d’appel. Quant aux officiers publics et ministériels, ils sont placés directement sous la surveillance des cours et des tribunaux. L’élu ne peut pas surveiller ses électeurs. Quand il faudra taxer des états de frais ou qu’il sera fait, devant la juridiction compétente, opposition à la taxe, est-ce que la situation des juges ne deviendra pas insupportable ? Le corps électoral ne leur reprochera-t-il pas ses bienfaits et ne les menacera-t-il pas de sa disgrâce ? S’il se produit un incident public, par exemple, au grand criminel, si le défenseur injurie les témoins ou se moque des lois et bafoue le gouvernement, le président osera-t-il réprimer ces écarts de parole ? Ne s’attirera-t-il pas quelque rebuffade terrible ? Lui pardonnera-t-on, s’il résiste, et ne l’amènera-t-on pas à quelque amende honorable ? Il est à désirer sans doute que le juge vive en bonne intelligence avec tous ses auxiliaires, mais non qu’il soit leur serviteur. Or il sera, neuf fois sur dix, leur serviteur s’il est leur créature.

Que se proposent d’ailleurs les auteurs de ce système bâtard ? Je conçois, à la rigueur, que d’ardens démocrates veuillent dessaisir le pouvoir exécutif au profit du suffrage populaire ; il s’agit de pousser une idée politique à ses conséquences extrêmes en faisant participer la nation elle-même, par l’intermédiaire de ses mandataires directs, à l’administration de la justice. Mais il me paraît illogique de dessaisir à la fois, au profit d’une oligarchie judiciaire, le pouvoir exécutif et la nation. Dans un pays démocratique, toute justice émane du peuple. On heurte, en investissant du droit électoral un corps spécial et restreint, ce principe fondamental. L’organisation judiciaire actuelle est beaucoup plus conforme aux maximes de l’état populaire et du gouvernement républicain. Les juges sont aujourd’hui nommés par le président de la république. Or le président est lui-même élu par le congrès, c’est-à-dire par les mandataires du peuple souverain. C’est donc la nation même qui, par l’intermédiaire de ses représentans, lui délègue le droit de pourvoir aux emplois judiciaires. Bien plus, en lui déléguant ce droit, elle en contrôle l’exercice. Il ne faut pas oublier, en effet, que, si le décret de nomination est signé par le président de la république, il est contresigné par le ministre de la justice et que, par conséquent, le chef de l’état ne peut pas, sans l’adhésion formelle de ce