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voulu éclairer par la science moderne ces mystérieuses calamités des temps anciens. Dans ces époques lointaines, l’Occident fut ravagé par de terribles épidémies. Dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, la grande peste à bubons et à charbons passa d’Orient en Occident, en promenant partout la mort et la terreur. Elle fut encore plus terrible au milieu du XIVe siècle, et il faut entendre ce cri mélancolique et désespéré de maître Symon de Covino, dont le poème sur la Peste noire a été publié et traduit pour la première fois par M. Littré dans la Bibliothèque de l’École des chartes : « Rien ne sert, ni la chaleur, ni le froid, ni la salubrité du pays. Que ce soit des montagnes élevées, des vallées profondes, une île de la mer, une vaste plaine, une terre hérissée de rochers, une forêt, une rive sablonneuse, un marais, la maladie se propage partout. On attend l’hiver, la froidure est sans effet contre elle ; la chaleur de l’été, la douceur du printemps, le cours de la lune, rien n’arrête ses ravages. Aucun souffle n’est salutaire, de quelque côté qu’il vienne. » Dans ce temps, il mourait cinq cents malades par jour à l’Hôtel-Dieu de Paris. A Avignon, le pape bénit le Rhône afin que les cadavres pussent y être jetés, les cimetières ne suffisant plus. A Vienne, à Londres, on fut obligé de creuser d’énormes fosses hors des murs pour enfouir des milliers de cadavres[1]. Ces morts terribles et soudaines étaient bien faites pour aveugler les esprits. On crut d’abord que de grandes perturbations cosmiques, que des éruptions volcaniques ou des tremblemens de terre étaient la cause de ces épidémies, comme si une sorte d’état fébrile de la terre avait été la source des fléaux qui frappaient notre espèce ; comme si la nature irritée, ne se contentant plus de la succession ordinaire de la vie et de la mort, empruntait soudainement des moyens plus prompts de destruction.

Puis les esprits affolés, fatigués d’accuser le ciel et la terre, dirigèrent leurs soupçons sur leurs semblables. Ils prétendirent que les juifs empoisonnaient les fontaines et les fureurs de l’homme s’ajoutèrent aux fureurs de la nature. On enfermait ces juifs dans leurs synagogues et on les brûlait. Ces vengeances accomplies, on pillait leurs demeures, on traquait les fugitifs, que la populace massacrait. Quelques-uns cependant échappèrent et trouvèrent un refuge dans la lointaine Lithuanie, où le roi Casimir le Grand les prit sous sa protection[2]. Mais, malgré la disparition des juifs, le fléau continuait ses ravages ; c’est alors que l’on prétendit que des semeurs de peste étaient les auteurs de ces méfaits. Ils étaient accusés de pulvériser les débris du cadavre d’un pestiféré, de mêler cette poudre

  1. Littré, le Choléra à Paris en 1832 ; National du 3 octobre 1834.
  2. Id., les Grandes épidémies, Revue du 15 janvier 1836.