Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/693

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et de son Essai sur les rapports de la doctrine cartésienne avec la littérature classique française au XVIIe siècle[1]. Cette thèse est ingénieuse, toute fourmillante d’idées et d’une curieuse allure de dissertation déductive qui me paraît tout à fait propre au sujet ; malgré ce caractère de la composition, les échappées en divers sens, les traits vifs abondent ; l’ouvrage de M. Krantz est l’un des plus remarquables, touchant la littérature classique française au XVIIe siècle, qui ait paru depuis plusieurs années dans l’ordre de l’enseignement supérieur, comme, dans l’ordre de l’enseignement secondaire, touchant le même sujet, le plus remarquable est sans contredit le volume de M. Gustave Merlet : Études littéraires sur le théâtre de Racine, de Corneille et de Molière[2]. Mais où M. Krantz me paraît se méprendre, c’est lorsqu’il cherche dans tel ou tel de nos classiques non pas seulement l’esprit cartésien, mais l’effet direct de la propre doctrine de Descartes ; lorsqu’il vérifie des dates pour savoir si tel poète, et dans tel ouvrage, a pu sentir l’influence du philosophe, et lorsqu’il s’essaie à déterminer exactement cette influence. Assurément il est bon de ne pas se payer de généralités ; ainsi l’on peut constater que Pierre Corneille écrivait le Cid l’année où paraissait le Discours de la méthode, on peut noter que Racine fut janséniste et qu’il renforça, comme tel, la passion contre le libre arbitre plus qu’il n’aurait fait un pur disciple de Descartes. Et cependant Corneille, malgré les dates, et Racine malgré les dogmes, sont cartésiens : car tous les deux sont chrétiens et Français, ou, pour faire court, Français. Ce n’est pas assez, en effet, de constater, avec M. Krantz, que le cartésianisme est « la plus exacte expression laïque du christianisme français ; » Il faut dire avec M. Nisard, que c’est « la méthode même de l’esprit français, » soit « pour rechercher, » soit « pour exprimer la vérité ; » à quoi encore il convient d’ajouter que l’homme selon Descartes est proprement le Français.

Le Français est encore, aussi bien qu’avant Descartes, un animal raisonneur et qui se croit libre, et, partant, cartésien. Le Français garde encore, malgré tant de controverses dont l’effet se communique même aux illettrés, malgré tant de doutes soulevés par la philosophie et par la science, le sentiment, ou, si l’on veut, l’illusion de la liberté morale. Il croit sentir dans son âme le perpétuel mouvement de son libre arbitre, à peu près de la même façon et aussi naturelle que le frémissement de sa vie dans les artères de ses tempes. Il est, par instinct, spiritualiste, et convaincu intimement de sa responsabilité personnelle. Se croyant libre, il délibère, et pour délibérer, il s’examine : pour savoir ce qu’il fera de soi, il regarde ce qu’il porte en soi, il s’interroge, il s’analyse. Il

  1. Germer-Baillière, éditeur.
  2. Hachette, éditeur.