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précipitent toutes les forces de son âme et de son corps, un double crime où s’abîmera son imagination lâchée ; Othello ne peut plus laisser vivre Desdémone, il ne peut plus se laisser vivre : une seule image fixée dans son esprit les a condamnés tous les deux.

Certes, ce n’est pas là sentir à la française. Othello n’est pas un esprit qui se croit libre et délibère et qui garde en sa fureur une claire conscience de lui-même. C’est une imagination soutenue par un tempérament qui l’enflamme et dont, à son tour, elle redouble le feu ; une imagination qui ne s’avise pas de se connaître et de se juger, encore moins de s’inquiéter si elle va librement où elle va : emportée d’une ardeur qui ne s’éteindra que dans la mort, où tout d’un coup elle tombera comme consumée en cendres, elle ne s’arrête pas devant des eaux fraîches à se regarder flamber.

Aussi bien, si Othello ne sent pas à la française, n’est-ce pas à la française qu’il exprime ses sentimens. Un récent traducteur, M. Jean Aicard, définit heureusement les drames de Shakspeare, au moins ses drames de caractère : « de la psychologie révélée par des mots dramatiques. » C’est en effet de la psychologie révélée et non déduite, comme est la nôtre même au théâtre : Shakspeare ne donne pas, comme nos poètes, des descriptions de l’âme, mais des peintures, et dans ces peintures les raccourcis abondent. Shakspeare donne tel quel le cri de la passion, sans phrase déroulée qui l’annonce, ni cadence qui l’amortisse : la passion chez ses personnages, comme chez tout être vivant, a sa logique, mais, comme chez la plupart des êtres, sa logique secrète ; elle ne se reprend ni ne se modère pour mettre entre telle et telle de ses expressions un lien visible ou qui se devine à première vue ; Othello, devant le lit de Desdémone, interrompt sa menace :

: Et je vais te tuer et je t’aimerai morte !


Voilà de ces surprises qui déconcertent notre public, habitué à des béros qui mettent leurs pensées en bel ordre et exposent leur passion plutôt qu’ils ne l’expriment.

En effet, si tout à l’heure nous avons admis par scrupule qu’il puisse se rencontrer un Français amoureux et jaloux tout entier, si cependant nous avons déclaré que le cas n’est pas commun à la ville, force est bien de convenir qu’il est introuvable au théâtre, et surtout parmi les personnages de notre théâtre classique. Nos tragiques sont des moralistes bien plus que des gens de théâtre, ou ce sont des gens de théâtre qui se tiennent toujours au-dessus de leur métier. Leur objet n’est pas seulement de divertir en émouvant, mais bien plutôt d’acquérir et d’exprimer la connaissance de l’homme. Pour l’acquérir, ils emploient la méthode cartésienne, et pour l’exprimer ils attribuent cette méthode