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fauteuil. Qui ne se rappelle la Coupe et les Lèvres ? qui ne sait l’imprécation de Frank ?

: Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche
: Planter le premier clou sous sa mamelle gauche !
: Le cœur d’un homme vierge est un vase profond,
: Lorsque la première eau qu’on y verse est impure,
: La mer y passerait sans laver la souillure,
: Car l’abîme est immense et la tache est au fond.


C’est l’explosion d’un regret : la première eau versée avait été impure. Comme au montagnard du Tyrol, une Monna Belcolor lui avait dit : « Monte à cheval et viens souper chez moi. » Je l’ai connue, celle-là, déjà vieillie, toujours belle, fière de son titre et de ses grands laquais, blanche, onduleuse malgré sa taille épaissie, contemplant sa petite main dont elle était amoureuse, divinité déchue comme une Cybèle dévergondée ; son rire s’épanouissait sur ses lèvres rouges, et il était difficile de supporter la hardiesse de son expression lorsqu’elle vous regardait

: Avec ses deux grands yeux qui sont d’un noir d’enfer.


Gustave Flaubert l’aperçut une fois et ne voulut jamais la revoir ; il en avait peur.

Alfred de Musset était pauvre ; entraîné par les plaisirs dans un monde où les prodigalités n’arrêtaient pas des gens riches, il joua pour gagner un argent que ses œuvres ne suffisaient guère à lui rapporter. Le duc d’Orléans, qui avait été son camarade au collège Henri IV, voulut lui obtenir les faveurs du roi ; mais Louis-Philippe fut choqué d’avoir été tutoyé en vers par le poète ; Louis XIV était moins susceptible :

: Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire !


François Buloz, auquel on avait offert le poste de bibliothécaire au ministère de l’intérieur, le fit attribuer, non sans peine, à Alfred de Musset ; sa Ballade à la lune lui nuisait dans l’esprit des chefs de bureau. Après la révolution de 1848, Ledru-Rollin, lettré comme un saumon, s’empressa de mettre Alfred de Musset à la porte. Lamartine, chef réel du gouvernement provisoire, laissa accomplir cet acte d’imbécillité et n’eut même pas la pudeur de protester. Il fallut attendre l’empire et l’entrée aux affaires d’Hippolyte Fortoul, qui, sans en être sollicité, nomma Alfred de Musset bibliothécaire au ministère de l’instruction publique. C’était une sinécure, et le poète eut quelques inquiétudes matérielles de moins. Les hommes