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mêlaient à une expression de mépris, dont la cause n’était pas difficile à deviner ; elle ajouta : « Je ne regrette rien. » Ce fut un éclair ; mais je compris que, dans certaines occurrences, cette « bonne bourgeoise » devait être terrible. Ses idées morales étaient en contradiction avec ses idées littéraires. On se rappelle ses romans, ses thèses acerbes contre le mariage et même contre la famille. Parmi les lettres qu’elle m’a écrites j’en retrouve une dont je dois citer un passage. La lettre est du 21 juin 1868. «… Il y a beaucoup de nous tous, de ceux de cette époque, dans l’histoire de ces deux amans. C’était le temps où, à force de vivre, le cœur s’épuisait. On a trouvé maintenant plus profitable et plus commode de le supprimer en attendant une réaction qui amènera une inconnue quelconque dans les destinées humaines. Mariez-vous ; je vous crie que la famille est le port. On vous l’a dit trop tôt, je ne vous le dis pas trop tard. On a l’âge que l’on paraît avoir. Faites un mariage d’amitié pour avoir des enfans. L’amour ne procrée guère. Quand vous verrez devant vous un être que vous aimerez plus que vous-même, vous serez heureux. Mais ce n’est pas la femme que l’on peut aimer plus que soi-même, c’est l’enfant ; c’est l’être innocent, c’est le type divin qui disparaît plus ou moins en grandissant, mais qui, durant quelques années, nous ramène à la possession d’un idéal sur la terre. — Où êtes-vous par ce bon soleil ? A la campagne, je pense, dans votre chère Forêt-Noire. Je n’ai rien à vous dire de moi, aucun malheur, aucun chagrin à raconter. Dire que l’on a conquis l’état le plus doux auquel on ait aspiré, c’est invraisemblable et bête. Pourtant c’est comme cela, mais si romanesque, que tout autre que moi n’y peut croire. Pardonnez-moi l’optimisme de la vieillesse, c’est une sorte d’enfance. Adieu, ayez un peu d’amitié pour moi. »

Elle était de bonne foi en écrivant cette lettre, elle était de bonne foi en écrivant Lélia, elle était toujours de bonne foi. Saisie par l’impression du moment, cherchant le bien, faisant le mal et prêchant la vertu, elle n’était point hypocrite, comme on l’a dit. Elle était mobile, et dans chacune des étapes de sa vie, elle crut apercevoir le lieu du repos définitif. Quand les peuples soulevés par Pierre l’Ermite partirent pour la terre-sainte, à toute ville que les petits enfans voyaient, ils disaient : « Est-ce là Jérusalem ? » Il en fut ainsi de George Sand, dans la croisade de sa vie ; le moindre clocheton qu’elle apercevait lui semblait le saint-sépulcre, la place où gisait son dieu ; elle a visité bien des chapelles, et ne l’a point trouvé. « Se conformer, » disent les Espagnols ; « s’améliorer, » disait Goethe ; celui qui s’appuie sur ces deux préceptes pour conduire son existence peut marcher droit ; faute de les connaître ou de se les approprier, George Sand a décrit bien des zigzags et traversé plus d’un