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la vraie maison de paysans. C’est un peu étrange, paraît-il. En tous cas, ces messieurs ne pourront me suivre et je n’aurai ainsi aucun interprète. Tant pis, je m’en tirerai ! et je supplie le bey de m’arranger quand même une visite au petit village, entouré de palmiers, qui est là bas au bout du champ. Il y a de longues consultations. Enfin, deux contre maîtres se chargent de moi, et je les suis. J’entre avec eux dans une bourgade construite en terre séchée et entourée d’un haut mur, comme fortifiée. Une ruelle s’enfonce entre deux pigeonniers ; puis une autre, tendue de cordes, où sèchent de petites robes d’enfans, ronges et jaunes. Mes guides me précèdent sous une porte basse, où une épaisse, infecte fumée m’aveugle, et où deux mioches sales surveillent un pot qui bout sur des tisons. Un énorme chien griffon grogne et me montre les dents ; je pénètre dans une cour pleine de poules, de pigeons, de fumier, de pois cassés. Un pied de poussière partout, pas une femme visible. Mes conducteurs me font gravir un escalier extérieur dont les marches en terre s’écroulent, trouées, inégales, et péniblement j’arrive au premier étage. Ici une salle basse : un plancher de terre battue, vacillant. Il me semble qu’il va s’effondrer. Des murs gris, quelques bahuts de bois ; deux fenêtres grillées par des arabesques en terre donnant sur une autre cour encore plus sale. À ce moment, sortant d’une porte du fond, deux, trois, quatre femmes, des marmots, des fillettes. La porte de l’escalier est obscurcie par une autre foule féminine qui arrive. Grands dieux ! tant, de monde ! Mais nous allons passer à travers le plancher qui tremblait sous mon seul poids ! Une vieille femme entre précipitamment avec un tapis infect et poudreux qu’elle me secoue sous le nez, l’étend par terre et me fait signe de m’y asseoir. Un de mes guides, évidemment le maître ici, m’apporte un traversin. C’est le divan improvisé, je m’installe, et en un clin d’œil j’ai douze ou quinze femmes et enfans accroupis autour de moi. Maintenant vient le moment difficile. Un grand silence ; il faudrait causer, mais que dire ? Je ne sais que trois mots d’arabe, et mafich, rien, encore moins emshi, va-t’en, ne seraient bien placés ici. Tant pis ! il faut que Taïb, l’adjectif admiratif, fasse tous les frais. Je regarde autour de moi ; taïb ! Ceci était un vrai mensonge imposé par les circonstances. On rit. J’examine les beaux bracelets d’argent massif d’une jolie fille assise à mes côtés. Cette fois, taïb part du cœur. Elle est ravie, les compare avec les miens, me prend les poignets et les embrasse. Nous rions tous. Le paterfamilias numéro un, chez qui nous sommes, s’assoit sur ses talons en face de moi, roule une cigarette, la met dans sa bouche, l’allume vigoureusement et me la passe. Taïb ! mais avec un grand effort ; car il me faut un certain courage pour fumer après lui. Enfin, ayant épuisé