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Le métier est si rude que les hommes ne sentent pas le vent du nord aigu et travaillent nus, sauf le lambeau d’étoffe qu’ils s’attachent aux reins.

Au sommet du shadouf, sur la berge, presque toujours un groupe arrêté, assis, causant : à côté d’eux paissent les ânes et les buffles. Il n’y a vraiment pas de terre aussi habitée que celle-ci. La journée fraîchit tellement, que nous restons difficilement sur le pont. Vers huit heures, nous amarrons à Esnèh, jusqu’au lendemain, car la navigation s’arrête toujours la nuit sur le Nil, à cause des bancs de sable. Nous sommes invités à suivre le consul d’Angleterre chez le mudir de la province, Osman-Pacha. Péniblement nous grimpons la berge, car ici, comme tout le long du Nil, la montée à pic est des plus ardues, dans une poussière qui a des mètres de profondeur. Il fait nuit noire. Notre petite procession est éclairée par une torche et suit la rive, jusqu’à une maison, basse, où nous attendent les notables. Le gouverneur, grand et gros patriarche, à l’air noble et courtois, nous reçoit avec des salams réitérés. Nous entrons dans une salle blanchie à la chaux, aux fenêtres fort sales. Une natte par terre, une petite lampe de pétrole accrochée aux solives noires du plafond, un divan sur trois côtés de la pièce, complètent le mobilier.

Le pacha, riant, complimentant, nous fait prendre place à sa droite. On fait les présentations au consul, à nous. C’est le premier magistrat, puis l’uléma, le cadi, le gouverneur de la ville : saluts, poignées de mains, avec tous ces beaux vieillards à barbe blanche, et aux longues robes de couleur. Notre conversation est rapidement épuisée ; alors le pacha rit, tape sur les genoux de ses voisins et rit encore. Enfin, on produit les cigarettes et le café : exécrable celui-ci et trop sucré. N’importe, je lance un Taïb et le pacha paraît ravi. Je suggère qu’on pourrait aller voir les ruines, et cette fois, avec un cortège imposant de notables et de fellahs qui portent devant nous des lanternes aveuglantes, nous traversons la ville déserte et endormie. Les maisons sont toutes basses, et misérables d’aspect. Entrant dans une ruelle où dorment, roulés par terre, les sujets de notre pacha, nous découvrons à hauteur d’épaule une série de splendides chapiteaux aux proportions énormes.

Quelques pas plus loin, nous touchons une corniche colossale. Entre les colonnes, un petit mur en terre à hauteur d’appui nous sépare d’un abîme profond. Les torches s’arrêtent. A côté de nous, une sorte de gouffre béant s’ouvre dans l’obscurité. Nous descendons une cinquantaine de marches rapides et nous sommes à l’ancien niveau du temple, engagé à 80 pieds au-dessous de l’emplacement de la ville, — au milieu d’une forêt de gigantesques colonnes,