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couvertes d’hiéroglyphes, d’emblèmes, d’inscriptions. Le style n’en est pas pur, car le temple est de la basse époque plolémaïque ; mais il est le premier que nous voyons, et l’aspect de cette salle est grandiose à la lueur des torches. Les effets d’ombre et de lumière entre ces imposans piliers sont fantastiques. Il nous semble quitter un monde souterrain quand nous rentrons chez le pacha pour assister à la fantasia qu’il nous a préparée. Les aimées d’Esnèh sont célèbres. Mais de nouvelles autorités sont arrivées et il faut recommencer le cérémonial de présentation avec l’offre de café et de cigarettes. Enfin arrivent les cinq beautés qui doivent nous charmer. Trois sont des négresses, grandes, grasses, vêtues de la tête aux pieds de mousseline rose. Les deux autres, des fellahines, plus petites, assez maigres, sont en cotonnade blanche à fleurs. Une seule des négresses est passable de figure. Les tailles sont horribles. Leurs robes sont tout à fait montantes, à taille très courte ; la jupe très foncée touche terre et cache leurs pieds. Sur la tête un fichu de couleur ; les cheveux, tressés de sequins d’or, tombent en frange sur les épaules : le cou et la poitrine sont couverts de colliers d’or à plusieurs rangées auxquelles elles ajoutent constamment l’or qu’elles gagnent ; souverains, napoléons et pièces autrichiennes. L’une après l’autre elles viennent nous saluer, nous baisant la main, qu’elles soulèvent légèrement, et portant ensuite la leur au front et au cœur. Le geste est charmant et plein d’une humilité que leurs regards très libres démentent aussitôt. Elles s’accroupissent à terre, et la musique commence sur trois instrumens, un luth, un violon et un tambour de basque ; elles jouent avec une frénésie que rien ne lasse. Deux des négresses se lèvent, et lentement d’abord, font en face l’une de l’autre les mouvemens les plus étranges. Torsions, frémissemens, ondulations du corps accélérées ou ralenties, selon la mesure que donnent les tambourins. La tête et les pieds remuent à peine ; les hanches et le torse seuls s’agitent convulsivement. Après les négresses, les deux petites fellahs en blanc, dont l’une, paraît-il, est une célébrité, car tous les vieux dignitaires se pâment de ravissement, viennent danser à leur tour. Je ne vois pas grande différence, si ce n’est des gestes plus prononcés de la partie inférieure du corps arrivant à des tours de force de frémissemens rapides. Enfin, essoufflées, fatiguées, elles se rassoient et commencent une longue complainte sur trois notes hautes, que le violon soutient de toutes les aigreurs de son archet désordonné. Le pacha me fait dire qu’il regrette que je ne comprenne pas, car c’est une belle chanson d’amour. La séance tire à sa fin, et complimentant pacha, uléma, cadi et danseuses, nous rentrons précédés de notre illumination, et, dévalant sans grâce les mauvais gradins de la berge, nous rapportons des flots de poussière dans nos cabines.