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amarrées différentes dahabiehs. Aujourd’hui le vent du nord est encore glacé ; une poussière gluante, un ciel sans nuages. J’ai eu un revers désagréable à la jouissance des heures passées dans le grand temple de Karnak. Mahmoud, mon donkey-boy d’avant-hier, dont le zèle m’avait soutenue et si fort touchée que je l’avais repris, quoique son âne fût mauvais, Mahmoud le cyclope, borgne, hideux, est devenu ce matin très étrange. Il achète des cannes à sucre qu’il suce dès le départ ; il ne surveille ni son âne ni moi ; il s’embrouille en rajustant l’étrier, et le baudet voulant partager la verdure que croque son maître, je cours toute sorte de dangers. Son turban déroulé tombe à terre, sa robe de cotonnade bleue est retroussée sans convenance. Une confidence de l’ânier de lady G. nous éclaire, et les ricanemens des passans ne me laissent aucun doute. Mahmoud, usant de mon trop généreux bakchich d’avant-hier, a trop bu ! Mahmoud est ivre ! Il est presque dégoûtant ! Pendant une halte aux ruines du temple de Mouth, devant les statues de granit noir de Pasht la déesse à tête de lionne, il s’assoit aux pieds de son âne et chantonne à mi-voix, en anglais ! Je ne puis dire ma mortification. Aussi au retour de notre course, lorsqu’il me demande : Bakchich ! je lui réponds sévèrement. « A toi ? plus jamais, car tu le sais, tu t’es déshonoré aujourd’hui. Va-t’en. » Nous avons fait une exploration générale de ce dédale de près de vingt temples effondrés, de cinq avenues de sphinx, de pylônes et de colonnades innombrables. Longs murs couverts d’hiéroglyphes, labyrinthes de salles et de vestibules, sanctuaires, cariatides mutilées, tout se mêle encore pour moi dans une insaisissable confusion.


Samedi, 21 janvier.

Le même temps. Cette poussière et ce vent sont une fatigue extrême. De l’autre côté du Nil, où nous faisons une seconde longue excursion, il y a moins de bise. Mêmes aventures que l’autre matin, le double passage, les petits ânes et leur embarquement barbare. Nous traversons en biais le champ parfumé qui s’étend jusqu’aux colosses. À cette heure, — 10 heures du matin, — les alouettes nous saluent de leur note aiguë, les odeurs sont fraîches, les ombres bleues de la montagne délicatement transparentes. Nous allons à Gournah, le temple funéraire des trois grands pharaons de la XVIIIe et de la XIXe dynastie : Rhamsès Ier, son fils Séti Ier, son petit-fils Rhamsès II, Sésostris. Il est fort ruiné et pas complètement déblayé, mais, sur les murs, de beaux bas-reliefs et de charmans ornemens de lotus enlacés avec grâce forment une décoration des plus riches. Il semble que ces temples, ces salles funéraires soient une sorte de succursale votive de leurs tombeaux de la vallée des rois, et où