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de mauvaises marches qui aident à descendre aux barques amarrées au-dessous. Le bateau à vapeur de M. Maspero et celui de nos ennemis d’hier, les « touristes Cook, » en sont les seuls occupans ce matin. En face, sur l’îlot de sable, une dahabieh au drapeau américain a pris ses quartiers. Elle a débarqué sur la grève sa ménagerie indispensable, et moutons, chèvres et volailles s’y prélassent en liberté. Autour de moi, il y a une foule oisive de donkey-boys, attendant des cliens : puis une dizaine de nos habitués, marchands d’antichi. Je les connais tous maintenant et nos relations d’amitié me charment. Tous disent quelques mots d’anglais, du vrai petit nègre : le substantif, l’adjectif, deux ou trois verbes à l’infinitif et voilà tout. Mais cela suffit. D’abord un bonjour cordial, même de l’ennemi de la veille et puis, de dessous la grande robe et à travers diverses profondeurs de chemises, gilets et autres robes, on sort un mouchoir de coton soigneusement noué ; de là on tire un petit linge, et mystérieusement on vous montre un bronze, des perles d’émail, et des scarabées vrais et faux. Après de longues luttes, notre marché se conclut. Les hasards de ces achats sont bizarres. Quelquefois l’Arabe est entêté et ne veut pas faire de concession. Quelquefois il est pressé de vendre. La crainte de M. Maspero, des provisions ou du tabac à acheter au marché, ou une trouvaille faite la veille, ou une journée sans voyageurs, agissent singulièrement sur la cote. Comment du reste en vouloir à leur pauvreté, si elle cherche à exploiter notre curiosité pour de vieilles pierres, et notre richesse qui nous amène chez eux ? Les demandes de bakchich sont un peu agaçantes, mais comme leur dignité ou leur bonne humeur ne souffrent nullement d’un refus, d’un geste de canne levée, ou d’un coup de courbach, appliqué légèrement, c’est un mince désagrément, et je ne sache pas de gens plus faciles à manier, plus doux à approcher que les fellahs de la Haute-Egypte. Sur la berge aussi se tient un petit restaurant en plein vent, et le monde élégant de la jeunesse arabe y afflue. Déjeuners et rafraîchissemens, tout à la fois, car c’est un débit de cannes à sucre. Tout autour les consommateurs sont assis sur leurs talons : ils croquent, causent, sucent, jetant au loin les grandes feuilles de la canne qu’ils épluchent. Celles-ci ont leurs amateurs : trois ou quatre énormes buffles, vaches, veaux et taureaux ; puis quelques ânes de passage, troupe dessellée et vagabonde, ou un baudet tout harnaché à la selle de maroquin rouge et aux glands huppés ombrageant sa jolie tête fine et cambrée. Les animaux sont ici d’une douceur de relations surprenante. Ce matin, je m’amuse à acheter une canne à sucre, pour la donner à une gigantesque vache-buffle, qui erre avec son petit, sur la rive, humant l’air et cherchant fortune. L’énorme bête, aux naseaux luisans et humides, aux membres