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s’écriait-elle, demandant qu’on laissât sous sa garde certains objets précieux, souvenirs de son mari, souffrirai-je que cette épée, portée jusqu’aux portes de Paris par mon duc de Marlborough, soit envoyée au mont-de-piété et dépouillée de ses diamans un à un ? » Tout cela était fort juste, mais par quel bizarre caprice prenait-elle en grande tendresse le dernier frère du coupable, John Spencer, aussi débauché, aussi dépensier, aussi coupable que lui ? En 1731, elle écrivait à lady W. Mary Montagne pour lui annoncer le mariage de sa chère et charmante lady Diana Spencer, qu’elle eut la douleur de perdre quatre ans après : « Tout est arrangé à ma grande satisfaction pour le mariage de Di avec mylord John Russell. Je n’aurais pas cru que tant de bonheur me fût réservé. Je crois vous avoir dit que je mourrais volontiers après avoir bien disposé d’elle, mais je vous prie de ne pas me le rappeler, car voilà maintenant que j’ai la fantaisie de vivre jusqu’à ce que j’aie marié son frère John. » La fille unique de lady Bridgewater, élevée aussi par sa grand’mère, mariée au duc de Bedford, frère aîné de John Russell, sèche, hautaine et violente, rompit de bonne heure avec la duchesse. Celle-ci, pour bien constater son ressentiment, avait placé dans son petit salon ordinaire le portrait de sa petite-fille, la figure noircie, et fait graver ces mots en gros caractères, sur le cadre : Elle est bien plus noire encore au dedans.

Aux antagonismes de famille s’en joignaient bien d’autres. Lady Marlborough ne cessa jamais d’être une politicienne passionnée. Aussi longtemps que sa santé le permit, sa maison fut le rendez-vous des whigs mécontens, comme celle de la duchesse de Buckingham, fille naturelle de Jacques II, était le lieu de réunion des tories et des jacobites. Leur aversion pour Walpole était le seul sentiment commun aux deux duchesses. Aussi arrogantes et irritables l’une que l’autre, elles se détestaient cordialement et ne cherchaient pas à le cacher. Sa Grâce de Buckingham, ayant perdu un fils, voulut des funérailles princières et fit demander à lady Marlborough de lui prêter le char funèbre du duc son mari : « Il a porté mylord Marlborough et ne portera plus personne, » fut toute la réponse. La santé de la duchesse paraît ne s’être altérée sérieusement que cinq ou six ans avant sa mort ; jusque-là on la voit toujours aussi occupée, partageant ses soins entre ses nombreuses résidences, administrant elle-même sa grande fortune, achetant sans cesse de nouvelles terres « pour se réserver une ressource, dans le cas où le gouvernement passerait l’éponge sur la dette publique. »

Vers 1737, moins mêlée au monde, elle se créa des occupations d’esprit auxquelles on doit des documens historiques fort intéressans ; à quatre-vingt-deux ans, elle désira répondre aux accusations