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avec les progrès de l’instruction, et à la suite du mouvement patriotique provoqué par les luttes soutenues en commun contre les invasions françaises, les chefs de ces états morcelés à l’extrême se gardèrent de l’entretenir. Bien au contraire, princes et noblesse se montrèrent hostiles à ce réveil, parce qu’ils y voyaient une révolution sociale et qu’ils craignaient pour leurs privilèges. Au lieu de s’allier avec la bourgeoisie contre les souverains minuscules, les gentilshommes convoitaient les clés de chambellans de ces potentats en miniature. Connaissant pour ainsi dire chacun de leurs sujets par son nom, les princes exerçaient généralement une administration paternelle, mais méticuleuse, tandis que les masses honnêtes et douces des populations rurales et ouvrières restaient étrangères à toute émotion politique ou nationale. Pour trouver l’Allemagne, pour saisir le sentiment de la nation, durant la première moitié du siècle actuel, il faut considérer la bourgeoisie ou plutôt la classe lettrée. Ce sont les écrivains, les poètes, les philosophes allemands qui ont conçu et entretenu l’idée de la nationalité, développée ensuite au sein du peuple par le souvenir de souffrances et d’efforts communs. Faire de grandes choses, vouloir en réaliser de plus grandes encore, avoir souffert, lutté, espéré ensemble, voilà ce qui crée et engendre une nation. Seulement quelle confusion et quelle diversité dans les solutions proposées par le monde des lettrés pour réaliser l’unité nationale ! Avant l’entrée en scène du grand chancelier prussien, on n’a pas entendu deux Allemands qui fussent d’accord sur la solution du problème. L’un voulait un état fédératif, l’autre une confédération d’états, un autre encore un état complètement centralisé. Celui-ci demandait l’admission de l’Autriche entière, que celui-là excluait à moitié, tandis qu’un troisième la repoussait complètement. Certains désiraient un gouvernement central confié à un souverain, certains autres auraient préféré que ce pouvoir central fut exercé par une commission exécutive, ou bien songeaient à faire revivre le système féodal de la vassalité, système auquel on venait enfin opposer la proposition de diviser le pays en autant de républiques qu’il compte de races. Quot capita, tot sensus, ou comme s’exprime Goethe : So viel Männer, so viel Köpfe. Au milieu de ce chaos politique et intellectuel apparut M. de Bismarck, déclarant que ces questions se décident non dans des dissertations littéraires, mais par le feu et le sang., et que la parole est au canon pour accomplir l’œuvre de la régénération nationale. Dans la pensée du futur chancelier de l’empire, la guerre seule devait faire comprendre aux différens groupes de populations allemandes la nécessité de placer les intérêts généraux au-dessus des nuances individuelles, et que pour arriver à l’unité, pour vivre de la vie commune, il faut sacrifier une part de ses préférences personnelles.