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de dégoût. C’est cependant sous le règne de Jupiter, qui se faisait cygne ou taureau, qu’est née l’idée de la loi, cette idée qui a créé l’Occident et nous a faits ce que nous sommes. Les religions les plus simples ne sont pas les plus favorables au développement de la raison et de la justice. Allah est un dieu fort respectable, mais Allah ne sera jamais un dieu constitutionnel. Ce maître absolu est un calife qui fait tout ce qui lui plaît, qui ne procède dans son administration qu’à coups de miracles. Il exige de ses adorateurs l’obéissance qui ne raisonne point, la soumission qui se tait ; il ne leur doit aucune explication, et quand ils l’interrogent, il leur répond : Sit pro ratione voluntas ! Pendant le second séjour qu’il fit à Magnésie, Basile Miltiade entreprit d’enseigner aux maris de ses sœurs que la terre était ronde et tournait autour du soleil, il leur expliqua les phases de la lune, et il construisit un cadran solaire sur lequel les Magnésiens de toute classe venaient régler leur montre. Mais, tout en la réglant, leur piété se scandalisait, ils s’écriaient : Allah ! Allah ! — et les bigotes de l’endroit traitaient Basile de blasphémateur. Quand on crie : Allah ! à propos de tout, on se condamne à ne rien comprendre et à ne faire aucun progrès ni dans l’art de fabriquer des machines ni dans celui de gouverner les hommes.

Les Arabes prétendent que Dieu leur a octroyé quatre grands avantages sur tous les autres peuples ; il a permis que leurs turbans fussent leurs diadèmes, que leurs tentes fussent leurs maisons, que leurs épées fussent leurs remparts et qu’ils trouvassent leurs lois dans leurs poèmes. Quoi qu’ils en disent, il est bon que les turbans ne servent qu’à couvrir la tête ; il est bon d’avoir des maisons qui ne sont pas des tentes, d’avoir une autre défense contre l’injustice qu’un sabre ou une épée et d’autres codes qu’un livre tenu pour sacré. Les livres sacrés autorisent tous les fanatismes. Il n’y a guère plus d’un siècle qu’on vit à Abbeville un jeune homme de dix-huit ans accusé faussement d’avoir mutilé une croix ; il fut mis à la question, condamné au supplice du poing coupé, de la langue arrachée et de la mort dans les flammes. Un philosophe, qui joignait toutes les grandes passions à toutes les petites, dénonça à l’indignation de l’Europe ces juges assassins, et si nous n’avons plus de juges assassins, il y est pour quelque chose. C’est la philosophie qui, par des infiltrations lentes, modifie les croyances, les mœurs, les esprits et nous apprend à mettre un peu de notre raison dans les lois qui nous gouvernent. Mais si Allah fait tout ce qui lui plaît, il ne lui plaira jamais de créer des philosophes, et c’est pourquoi l’Orient est encore gouverné par des cheiks fanatiques et par des pachas aux mains prenantes, qui n’ont d’autre règle que leur bon plaisir.

L’esprit est prompt, mais la chair est faible. Basile Miltiade nous confesse dans son autobiographie que, si content qu’il soit, il ne l’est pas tout à fait. Il lui est resté de son aventure une vague mélancolie,