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de leur part une prise de possession au moins temporaire et spéciale du canal de Suez pour les nécessités de la guerre. Le jour où ils ont débarqué militairement en Égypte, il était bien aisé de prévoir qu’ils se serviraient tôt ou tard du canal, et l’étonnement de ceux qui s’élèvent aujourd’hui violemment contre les procédés britanniques semble assez naïf. Il faut voir les choses comme elles sont. Que font après tout les Anglais ? Ils réalisent une partie du programme que l’Europe elle-même a sanctionné par la note du 15 juillet ; ils accomplissent une œuvre à laquelle la France aurait pu et n’a pas voulu s’associer. Puisque l’Europe n’a jamais entendu donner une sanction pratique à ses résolutions, puisque la France n’a voulu ni ne veut rien faire, pourquoi trouver mauvais que les Anglais se chargent seuls de mettre fin à un état de choses que tout le monde a condamné, que nos ministres ont proclamé dix fois incompatible avec notre sécurité dans le nord de l’Afrique ? Ce qui se passe d’ailleurs aujourd’hui, c’est la guerre, qui ne termine rien. L’usage momentané que les Anglais ont fait du canal de Suez n’est lui-même qu’un accident de guerre, et lorsque la campagne sera finie, la question de l’ordre nouveau en Égypte, du régime définitif du canal, renaîtra tout entière pour la diplomatie. L’Angleterre a déclaré plus d’une fois, M. Gladstone déclarait récemment encore, que la question ne serait pas soustraite à la juridiction de l’Europe. Ce qu’il y a de plus simple, c’est d’attendre avec quelque calme, — puisqu’aussi bien, à en juger par les dispositions universelles, on ne peut rien faire de mieux.

Les événemens de nos jours courent avec une telle rapidité et dévorent si vite les hommes qu’il faut une sorte d’effort pour se représenter le monde européen tel qu’il était il y a quelque vingt ou trente ans, avec sa configuration et sa diplomatie, avec ses intérêts et ses personnages. À ne remonter qu’à un passé encore peu lointain, que de révolutions accomplies dans la politique, dans le système des souverainetés et des alliances ! que de fortunes diverses pour les nations et pour les hommes qui passent sur la scène ! que de bouleversemens auxquels on n’aurait pas cru il y a un quart de siècle, et que les uns, les plus habiles, ont su préparer à leur profit, que les autres, les aveugles, n’ont su ni prévoir ni détourner ! Tout s’est renouvelé ou du moins tout s’est déplacé et a changé de face depuis ces années du second empire dont un ancien ambassadeur, M. le comte Bernard d’Harcourt, retrace quelques épisodes dans un récent essai semi-biographique, semi-diplomatique sur ce qu’il appelle les Quatre Ministères de M. Drouyn de Lhuys.

Les ministères de M. Drouyn de Lhuys ! Assurément nous sommes loin de la guerre de Crimée et de la guerre d’Italie, de la convention du 15 septembre 1864, et de la guerre austro-prussienne de 1866. La Russie, reprenant vers l’Orient sa marche interrompue, est allée aux