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Mais, par malheur, sur la fin de sa carrière, entraîné par je ne sais quel mirage de gloire, il a eu l’imprudence de l’abandonner, et c’est pourquoi sa réputation d’homme d’état, longtemps si grande, est aujourd’hui douteuse et restera contestée.

Si je me suis appesanti sur l’exemple de la Russie, c’est que cet exemple, incompris et faussé, est cité sans cesse par les partisans de l’abstention absolue de la France au dehors. Les mêmes personnes qui évoquent le recueillement de la Russie affirment, ainsi que je l’ai dit, que sous le gouvernement de M. Thiers et sous les différens ministères qui se sont succédé en France jusqu’au congrès de Berlin, la politique française a été complètement neutre, complètement effacée. J’ai déjà montré qu’il n’en était rien en ce qui concernait le gouvernement de M. Thiers, puisqu’au moment, même où nous subissions l’invasion étrangère, un plénipotentiaire français était allé s’asseoir à la conférence de Londres à côté des plénipotentiaires européens. Néanmoins jusqu’au 24 mai, il est certain que la France a été trop absorbée par sa réorganisation intérieure, — administrative, militaire et financière, — pour s’occuper d’une manière ostensible des affaires extérieures. Aucune grande crise n’ayant d’ailleurs éclaté durant cette période, aucune complication européenne n’ayant surgi, il aurait fallu soulever soi-même des incidens diplomatiques pour avoir l’occasion de les résoudre, ce qui eût été à coup sûr le comble de la démence. L’alliance des trois empires semblait immobiliser l’Europe ; rien n’y bougeait ; la France pouvait-elle troubler le repos général ? Mais, peu après la chute de M. Thiers, les échos d’Orient ont commencé à nous apporter la nouvelle d’insurrections des populations chrétiennes, de rixes, de massacres, de troubles de plus en plus graves, de plus en plus susceptibles d’amener d’importantes complications. La France est-elle demeurée parfaitement étrangère, parfaitement indifférente à ce qui se passait dans la presqu’île des Balkans ? Ceux qui lui prêchent aujourd’hui l’abdication ont oublié le rôle qu’ils ont joué alors. Ils étaient au pouvoir : un ministre de leur choix dirigeant la politique extérieure avec une liberté entière ; l’assemblée nationale et plus tard les chambres ne se permettant jamais d’exposer une opinion sur des questions qu’elles semblaient ne pas connaître, ou dont elles se désintéressaient totalement. Même avec les meilleures intentions de se recueillir, de ne rien faire, il est si difficile à un grand pays comme le nôtre de rester dans l’inaction absolue que l’on a vu la diplomatie française, depuis les premiers tressaillemens de l’insurrection de l’Herzégovine jusqu’à la guerre turco-russe, se faire l’auxiliaire actif, dévoué, constant de la politique moscovite, travailler pour elle avec une ardeur incessante, partager tous ses projets, soutenir toutes ses ambitions, presque se compromettre, en vue