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dans l’intimité du ménage, continua à contempler la femme et n’ouvrit pas la bouche. En 1839, en 1840, il les chercha à Trouville, où il revint ; ils n’y étaient pas. Il les retrouva plus tard à Paris, persista à admirer le mari, persista à regarder la femme et persista à se taire. c’est là le grand amour dont il disait : « J’en ai été ravagé. »

Cette histoire, il l’a racontée ; c’est l’Éducation sentimentale, non point celle qu’il nous avait lue en 1845, mais celle qu’il a publiée en 1870. De tous les ouvrages que Flaubert a faits, c’est sur ces deux volumes qu’il a le plus peiné. Dans ce roman, il a intentionnellement réuni une quantité de personnages qu’il éprouvait souvent quelque difficulté à faire mouvoir. Il a raconté là très sincèrement une période ou, comme il disait, une tranche de sa vie ; il n’est pas un des acteurs que je ne puisse nommer, je les ai tous connus ou côtoyés, depuis la Maréchale jusqu’à la Vatnaz, depuis Frédéric, qui n’est autre que Gustave Flaubert, jusqu’à Mme Arnoux, qui est l’inconnue de Trouville, transportée dans un autre milieu. Ce livre est le dernier dont Flaubert m’ait communiqué le manuscrit. Les observations que je lui avais soumises sur Madame Bovary et sur Salammbô étaient des observations de détail sans importance, car Bouilhet avait passé par là. Cette fois, il n’en était plus ainsi, et, à la fin de 1869, lorsque le roman fut terminé et recopié, j’eus avec Flaubert une discussion qui dura trois semaines. Je déjeunais chez lui, il dînait chez moi, et nous avons parfois bataillé quatorze ou quinze heures de suite. Il y eut des jours où j’étais exténué. Je ris en me souvenant de ces luttes, où, comme Vadius et Trissotin, nous nous jetions quelques bonnes vérités à la tête sans jamais nous blesser. Que de temps perdu et comme il est inutile de disputer sur les choses de l’esprit, car on arrive promptement à ne plus se comprendre ! J’étais guéri depuis longtemps des discussions littéraires lorsque Flaubert m’apporta l’Éducation sentimentale, mais, pour lui, que n’aurais-je pas fait ! Il avait beau regimber, s’irriter, m’appeler Lhomond, Boiste, Noël et Chapsal, me traiter de pion et de grammairien détraqué, il s’attendrissait, avait les larmes aux yeux et éclatait de rire quand je lui disais : « Au nom de la gloire, respecte la règle des possessifs ! » Il prétendait, il a toujours prétendu que l’écrivain est libre, selon les exigences de son style, d’accepter ou de rejeter les prescriptions grammaticales qui régissent la langue française et que les seules lois auxquelles il faut se soumettre sont les lois de l’harmonie. Ainsi il n’eût pas hésité à dire : « Je voudrais que vous alliez — au lieu de : je voudrais que vous allassiez, — parce que l’imparfait du subjonctif est d’une tonalité déplaisante. — Du reste, George Sand était ainsi. — Là-dessus nous