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font du fer et de l’acier des matières aussi dociles que la volonté de l’homme est diverse. Dès lors, tout ce que celui-ci est capable de concevoir, il est près de l’exécuter. Il a fui de son repos comme un captif de ses chaînes ; pour prendre plus vite possession de ses conquêtes, il s’élance sur toutes les voies à la fois ; et dans l’emportement de son activité gronde encore la colère de sa longue inaction. Il n’y a plus à décrire les changemens étudiés ici même[1], tout ensemble l’audace de ces constructions qui pèsent sur les mers de poids encore inconnus, et la délicatesse de celles qui, avec quelques tonnes à peine, possèdent de puissantes machines et traversent les mers ; l’infinie variété de formes qui, par des transitions insensibles, joint les navires les plus contraires ; l’unité des armes détruite comme celle des types, l’éperon, puis la torpille, partageant l’importance jadis réservée au canon ; l’artillerie même transformée par sa lutte avec la cuirasse et couvrant d’un nom ancien une force toute nouvelle. En quelques années, l’œuvre de deux siècles est détruite. Les actions militaires ont acquis la même précision sur mer que sur terre et plus grande encore ; la marche des machines est plus régulière que celle des hommes, il est plus facile aux escadres de se former et d’agir sur un point de l’Océan ou du littoral qu’à des troupes de faire leur jonction sur un champ de bataille ; le hasard est éliminé par le calcul des opérations maritimes. Les opérations diverses ne sont pas confiées aux mêmes navires ; les flottes se divisent en groupes de bâtimens divers par les formes, les dimensions, les qualités ; chaque groupe est créé pour un des objectifs de la guerre et impropre à tous les autres. La puissance navale n’a pas par suite une mesure unique et commune : une marine comparée à une autre peut être à la fois très forte et très faible, selon l’espèce de bâtimens que l’on y considère. Enfin, aux bâtimens de chaque groupe et destinés au même service, l’uniformité manque. Il suffit qu’ils aient été mis en chantier à des dates diverses pour n’offrir aucune analogie, et le même nom sert à confondre des bâtimens très inégaux. La force d’une flotte ne se mesure pas au nombre des bâtimens, mais à leur valeur.

Mais si la marine d’hier est détruite, peut-on dire que la marine de demain soit constituée ?

L’architecture navale a abandonné les voies anciennes sans tracer les nouvelles et elle épuise la rigueur de tous ses calculs et la puissance de l’industrie à poursuivre un rêve toujours connus et toujours changeant. Jamais on ne mit tant d’efforts à rendre ses œuvres inutiles, et le propre de cette anarchie est de tenter tout sans croire à

  1. Voyez dans la Revue les études des amiraux Jurien de La Gravière, Touchard, Aube.