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de tous les sentimens, qui était le propre de la nation ; en religion, cette exaltation produisait un fanatisme sans bornes. On ne conseillait au roi que les mesures violentes. M. Gachard a publié les curieuses lettres qu’écrivait au roi ou à ses ministres fray Lorenço, de l’ordre des ermites de Saint-Augustin, qui habita longtemps les Pays-Bas. » Le prince d’Orange et ses complices, écrit-il dans un mémoire au roi, prétendent que, si les édits de l’empereur doivent être exécutés, comme Votre Majesté le veut, il faudra faire mourir un grand nombre de gens. Les catholiques répondent à cela que, pour extirper le mal, il suffira d’en tuer deux mille dans tous les Pays-Bas… D’ailleurs, que Votre Majesté et ses ministres de justice laissent augmenter le nombre des hérétiques à tel point qu’ils en viennent à prendre les armes et qu’alors Votre Majesté assemble des troupes pour les soumettre, le prince d’Orange et le comte d’Egmont conseilleront-ils de ne pas leur livrer bataille par la raison qu’il pourra en résulter la mort de beaucoup d’entre eux ? Certainement que non, et ils seront d’avis, au contraire, que tous les ennemis de Votre Majesté soient exterminés, s’il le faut, pour que la victoire lui reste. » On voit ici la perversion d’esprit engendrée par la casuistique. S’il est permis de tuer les hérétiques dans la bataille, « pourquoi ne le serait-il pas de le faire avant qu’ils se soient rendus redoutables à ce point que la puissance de Votre Majesté ne suffise pas pour les châtier ?.. Le très-saint roi David n’avait nulle pitié des ennemis de Dieu ; il les tuait tous sans épargner homme ni femme. Moïse, en un seul jour, avec ses compagnons, immola trois mille hommes du peuple d’Israël. Un ange, en une nuit, mit à mort plus de soixante mille ennemis de Dieu. En cela ils ne furent pas cruels… Votre Majesté est roi comme David, capitaine du peuple de Dieu comme Moïse, ange de Dieu (car c’est ainsi que l’Écriture nomme les rois et les capitaines de son peuple), ce sont les ennemis du Dieu vivant que ces hérétiques, ces blasphémateurs, ces sacrilèges, ces idolâtres… »

Il n’en faut point douter, un tel langage n’étonnait ni Philippe II ni ses contemporains : ces sentimens étaient ceux des conquérans du Nouveau-Monde, qui faisaient de continuelles hécatombes d’idolâtres ; toute pitié était faiblesse, le pardon accordé aux infidèles était une offense à Dieu. Granvelle était d’une âme aussi intolérante que le duc d’Albe ; il était seulement moins enclin à la vengeance et il admettait la clémence pour les fautes du passé. Pour Philippe, il devint doublement cruel parce qu’il n’aperçut jamais ses victimes ; il vivait dans un nuage d’orgueil, de foi entêtée, dans la nuit d’une conscience agitée, morbide, misérablement travaillée de craintes perpétuelles. Seul, il s’était fait un rôle et le il jouait pour ainsi dire