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pas au-dessus du niveau commun, et les êtres vivans ressembleraient à ces coraux, à ces madrépores qui forment des continens à la condition de ne point dépasser le niveau de la mer et de ne pas venir mourir au-dessus de sa surface. Il faut évidemment distinguer ici les inégalités utiles et nuisibles, les inégalités naturelles et acquises; parmi ces dernières elles-mêmes il faut distinguer celles qui sont dans le sens de la nature et celles qui vont à l’opposé. Ce sont ces distinctions mêmes, trop négligées par M. Jacoby, que la philanthropie scientifique doit, selon nous, avoir toujours devant les yeux. Son but doit être de rétablir, autant qu’il est possible, une certaine égalité là où les arrangemens sociaux ont établi des inégalités artificielles, nuisibles et contre nature. Répandre et égaliser l’instruction générale, les sentimens moraux, le travail, les instrumens premiers et essentiels du travail, relever ce qui est dans l’abaissement, ramener à la lumière commune ce qui est dans les ténèbres, rendre à la vie et à la santé ce que la misère menaçait de maladie ou de mort, c’est faire de la vraie justice réparative, c’est en même temps rétablir une certaine égalité entre les hommes dans la grande concurrence pour la vie, c’est par cela même supprimer les inégalités factices pour donner libre jeu aux supériorités naturelles, par essence bienfaisantes et non plus malfaisantes. On le voit, c’est ici la théorie même de la sélection qui vient à l’appui des sentimens philanthropiques contre lesquels elle avait fourni des objections.

Cette conservation même des « faibles, » que blâment les partisans de Darwin, si elle peut devenir parfois dangereuse pour la santé physique de la race, ne peut-elle aussi préserver de la mort des intelligences utiles ou même supérieures, qui, sans les soins de la famille ou sans les secours d’une assistance étrangère, n’eussent pu vivre ou se développer? Faut-il se plaindre de ce qu’un Pascal, un Spinoza, ont été arrachés à la mort dont les menaçait dès l’adolescence leur constitution débile? Que d’enfans pauvres qui, grâce à l’aide qu’ils ont rencontrée, sont devenus plus tard de grands savans ou de grands artistes! C’est là un second avantage de la philanthropie. Après avoir corrigé les inégalités nuisibles, elle favorise les supériorités utiles. De plus, la conservation des organismes que la misère aurait détruits amène, en vertu de la concurrence vitale, un essor croissant de l’intelligence, laquelle devient de plus en plus nécessaire : tous ceux qui ne peuvent compter sur la vigueur de leurs membres sont obligés, dans la lutte pour la vie, de faire appel à leur esprit. Les autres hommes ont dû dépenser beaucoup d’intelligence pour les préserver de la mort, et eux-mêmes sont obligés d’en dépenser à leur tour pour se conserver, pour se nourrir, pour se