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L’assemblée de Bordeaux se défiait d’une ville qui lui apparaissait au loin comme une énigme et elle montrait ses craintes en décidant, au lendemain de la paix, qu’elle irait pour le moment camper à Versailles ; Paris, le Paris révolutionnaire, se défiait de l’assemblée, de la France provinciale, qui venait de se révéler dans un mouvement de réaction, de ceux qu’on appelait les u ruraux. » D’heure en heure, cette situation s’aggravait dans une sorte d’obscurité irritante.

À dire la vérité, le sentiment provincial qui se manifestait avec une certaine candeur à Bordeaux pouvait paraître un peu dur et peu politique à l’égard de Paris. On ne tenait pas un assez juste compte à la malheureuse ville de ces cinq mois de siège et de misère, de ce qu’elle avait fait et de ce qu’elle avait souffert pour la défense commune. On ne lui épargnait ni les paroles blessantes ni les soupçons, et M. Thiers avait besoin de ménagemens infinis pour obtenir que l’assemblée allât s’établir à Versailles, non à Bourges ou à Fontainebleau, pour rappeler qu’on ne pouvait trop s’éloigner d’une ville qui restait, après tout, le foyer de la vie française, le centre traditionnel des administrations, le plus grand marché financier de l’Europe. Paris, de son côté, ou plutôt le parti qui dominait et opprimait déjà Paris, semblait s’étudier à justifier toutes les craintes par ses excès, par ses affectations de suprématie révolutionnaire. Il est certain qu’à partir du commencement de mars, il n’y avait plus d’autorité régulière. La démagogie, concentrée dans un comité anonyme et insaisissable, régnait à peu près seule dans la cité par le formidable armement dont elle s’était saisie sous prétexte de le soustraire aux Prussiens, par l’habileté avec laquelle elle s’était emparée de cette vaste cohue d’une garde nationale qui n’avait jamais eu de discipline, qui n’avait plus maintenant de chefs reconnus. Elle avait organisé la fédération de la révolte en face d’un pouvoir légal qui n’avait pas eu encore le temps de se reconstituer, qui n’avait ni administration ni armée. Il était clair que le jour où le gouvernement, sans force suffisante, voudrait essayer de rétablir un certain ordre, de reprendre possession de la ville, de reconquérir ces canons que l’émeute étalait et gardait avec une menaçante ostentation, la lutte éclaterait.

Le fait est qu’on ne pouvait rester indéfiniment devant cette menace de sédition et qu’on ne savait comment en avoir raison. Le 18 mars, à la première apparence d’action militaire, l’insurrection se déchaînait dans la ville, enveloppant la force régulière, procédant par l’assassinat de deux généraux, mettant en quelques heures le gouvernement dans l’alternative de se laisser prendre lui-même ou de se sauver par la retraite, d’aller chercher un asile à Versailles. Une journée avait suffi pour mettre à nu le fond d’un abîme, un effroyable