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ficelles grises. Un aide-de-camp se promène avec un fusil Lefaucheux pendu à la ceinture, en guise de sabre, la crosse en haut, quelques-uns arrivent sur des chevaux magnifiques, caparaçonnés d’or et de velours, avec des selles arabes, très pittoresques, mais ils sont eux-mêmes bien misérables et font peine à voir. Cependant, au milieu des uniformes brodés, passent de temps en temps les menus fournisseurs du palais, le dos chargé des hottes où l’on voit paraître les provisions de légumes verts et rouges de la journée, et c’est encore un des mille détails de la vie pratique qui viennent se mêler à l’improviste aux apprêts solennels de la fête ; on ne sait pas comme chez nous les dissimuler, même dans les grands jours.

Enfin quelques cavaliers arrivent au galop ; ils rangent de côté avec peine leurs chevaux qui se cabrent et ruent ; les clairons sonnent ; le chef de la musique française agite ses mains dans l’air, et la voiture du bey, traînée par six chevaux, avec des postillons à livrée bleue, s’arrête devant la porte, au milieu des accords du salut tunisien, qu’exécute notre fanfare en grande conscience. Son altesse, fourrée d’hermine, descend de voiture avec Moustapha et échange avec beaucoup de monde des poignées de main et des félicitations ; puis elle s’avance lentement sous les voûtes, dans la clameur d’un nouveau salut, exécutée par sa musique à elle. Le prince passe devant une haie de ses troupes, à qui on vient de donner des souliers neufs, rares objets que les soldats retirent et se pendent au cou lorsqu’il pleut ; l’étendard rouge au croissant blanc s’incline à sa venue et se range peu à peu de côté à mesure qu’il avance. Enfin, à travers les corridors émaillés, le cortège arrive jusqu’aux appartemens privés, où commence la cérémonie d’un interminable baisement de mains.

Les soldats tunisiens, très régulièrement alignés dans le palais, tristes et respectueux, sont touchans à voir. Ce sont ces mêmes soldats qu’Ali-Bey a fait marcher au début de la campagne contre les insurgés et qu’il a habitués à une tactique à lui particulière, qui consiste à faire passer les canons d’abord, en avant de toute l’armée. Ce sont ces mêmes soldats qui gardent le port de La Goulette et qui saluent au passage nos généraux à leur embarquement. Ils se rangent en une file de chaque côté du canal, ils se renvoient le mot de commandement et s’arrêtent raides, immobiles, dans la pose prescrite. Il y a un tel contraste entre la précision de leur mouvement, la gravité de leur pauvre salut et la sordide misère de leurs vêtemens, qu’ils en inspirent pitié. Ils restent là pieds nus, le pantalon en lambeaux, la blouse noire trouée, lâche autour du corps, le visage noir, l’air étrange et malheureux. Un seul, la sentinelle, a son fusil ; il le présente de ses mains noires, il le présente avec tout le bon vouloir piteux d’un caniche savant. Le jour où la France