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à coup sûr, mais qu’à la ville, pourtant, il nous est donné de supporter : il nous cause, au théâtre, une peine au-dessus de nos forces, et nous défendons qu’on nous le montre. Si Teissier, au dernier acte, se trouvait le père du petit Saint-Genis et le jetait dans les bras de Blanche avec une dot qui nourrisse toute la famille, on rirait peut-être, mais, sûrement, on serait moins furieux. Et encore rirait-on? Il suffirait, pour prévenir ces rires, de quelque bon tour d’intrigue, et la scène révoltante, pour peu qu’elle préparât ce dénoûment, ne révolterait plus personne.

Voyez ce que le public admet dans tel et tel théâtre et si des situations qu’il applaudit sont moins déplaisantes que celle-ci. Au Château-d’Eau, c’est la Fille-Mère, à la Gaîté la Criminelle; l’une et l’autre héroïne tue son amant d’un coup de pistolet, l’une et l’autre pour se délivrer de ses menaces. Notez que la seconde est presque une honnête femme et la femme d’un honnête homme : elle a cédé, on ne sait comment, à un galant d’assommoir, et le public assiste sans se plaindre aux chantages de ce galant : il faut bien que ce drôle pousse à bout sa maîtresse pour être châtié à la fin; la fin justifie les moyens. — La Fille-Mère a un fils qui naturellement aime une jeune fille; il a un rival et ce rival n’est autre qu’un frère naturel de la jeune fille, et, quand il provoque son rival, ce personnage, qui fleure l’inceste à plein nez, lui répond qu’on ne se bat pas avec le fils d’un forçat. Comment le public supporte-t-il une telle lâcheté d’un tel homme? Parce qu’il attend la réplique du capitaine, un vrai capitaine, celui-là, sorti des rangs du peuple exprès pour dénouer le drame, qui frappe sur l’épaule du jeune homme et lui demande : « Et se bat-on avec le fils d’un mécanicien? » Le capitaine assure le mariage des amoureux et chasse le candidat à l’inceste : joie! joie! pleurs de joie! — Et à l’Odéon ? — A l’Odéon, c’est bien autre chose. Avec Rotten-Row, une pièce enfantine, que sauve à peine M. Porel, — avec l’Ècran du roi, un pastiche où l’on applaudit la verve de soubrette de Mlle Chartier, — ou bien avec le Trésor, de M. Coppée, que soupire une gentille ingénue, avec ces trois pièces alternativement, l’une mauvaise, l’autre médiocre et la troisième charmante, mais toutes les trois telles que la mère y peut conduire sa fille, on donne, pour relever le ragoût, un drame, le Mariage d’André, dont la donnée ferait rougir même un admirateur de M. Becque. André Sirven, enfant naturel, épouse la fille du comte de Reuilly; après le mariage, aussitôt après, il découvre que le comte est son père. Il a donc épousé sa sœur; il l’aime, elle l’aime, et le public désire que le mariage se consomme. Comment obtenir une dispense? Comment sortir de cette impasse? A quelque prix que ce soit, le public trouvera que c’est à peu de frais. A peu de frais, en effet : la comtesse de Reuilly déclare qu’Adrienne n’est pas la fille du comte ; elle en est sûre,