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a lu l’Encyclopédie, nourri de Rousseau, élégant, comme il faut et sensible ! La révolution survient; le drame shakspearien court les rues et l’Europe, et quand la littérature renaît, il se trouve que la terreur, Marengo et Waterloo ont mieux plaidé la cause de Shakspeare que vingt professeurs d’esthétique. C’est autour de son nom que se livre la grande bataille entre classiques et romantiques ; à présent, il a contre lui Hoffmann, le librettiste de Feydeau, et Geoffroy, le feuilletoniste des Débats, et pour lui, au lieu de Letourneur et de Ducis, Hugo, Vigny et tous les rédacteurs du Globe. » J’extrais ces lignes d’un petit livre scolaire qui, sous une forme discrète et concentrée, contient sur le sujet un trésor d’érudition[1]. Barbier, jaloux de reproduire le plus possible l’effet du texte et s’efforçant de rendre le vers par le vers, la prose par la prose, est déjà plus près de la vérité, mais il ne la possède pas tout entière. Un pareil travail exigeait des facultés de linguistique dont aucun des traducteurs de Shakspeare ne semble jusqu’alors s’être préoccupé; il faudrait s’être longtemps d’avance renseigné sur la forme du poète, forme essentiellement progressive et qui varie d’une pièce à l’autre. Qui ne connaîtrait point la date des œuvres de Victor Hugo, il lui suffirait d’un coup d’œil pour se convaincre à la seule structure du vers que les Odes et Ballades et la Légende des siècles n’appartiennent pas à la même période, et que la Légende est de beaucoup postérieure aux Ballades. Le vers de Shakspeare offre un critérium du même ordre. Le rythme de la tragédie était primitivement le couplet rimé (deux vers de dix syllabes rimant ensemble comme nos alexandrins). Le progrès de la langue poétique dans Shakspeare consiste à transformer le vers qui est encore le vers musical en un vers absolument dramatique ; il y arrive en fondant les vers par l’enjambement, en les prolongeant par une syllabe non accentuée : double innovation qui donne à sa langue poétique toute la variété de la parole vivante. De la symétrie artificielle de l’ancien rythme il ne reste qu’une habitude d’harmonie qui n’a plus de sacrifice à imposer à la vérité et à la nature. Dans les premières pièces de Shakspeare, le rythme dominant et presque exclusif est celui du versa pause finale; le nombre des vers qui enjambent est infiniment restreint. Cette proportion va sans cesse en diminuant au profit de l’enjambement. Dans les premières pièces, il n’y a qu’un

  1. Shakespeare: Macbeth, édition classique par James Darmesteter, docteur ès-lettres, directeur-adjoint à l’école des Hautes-Etudes ; Paris, 1881. De ce petit livre, il faudrait tout citer, car tout y est excellent et frappé de la double empreinte du savoir et de l’enthousiasme. L’auteur, du reste, écrit indifféremment les deux langues, ce qui vous explique cette connaissance approfondie d’un style poétique très spécial dont sa main d’artiste et d’érudit démonte et remonte à volonté le mécanisme.