Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/763

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sublime et inconscient. D’aucuns ont prétendu que la Curée se retrouve tout entière dans un article de M. Saint-Marc Girardin, publié quelques jours auparavant par les Débats. Pure illusion! ces choses là sont dans l’air, il s’agit simplement d’être le passant qui les formule. Vous vous appelez Rouget de l’Isle et vous composez la Marseillaise, vous avez nom Barbier et vous écrivez la Curée. Vous ou un autre, peu importe ; cela est parce que cela devait être. La plupart du temps, ces gens-là ne se doutent pas eux-mêmes de ce qu’ils font, leur mérite est celui du paratonnerre. Ils attirent, condensent en eux l’électricité ambiante et pour un instant la gouvernent. Cet instant suffit à leur gloire. Poètes et musiciens de hasard, ils ne dépasseront jamais leur coup d’essai et de ce qu’ils s’efforceront de produire ensuite dans leur libre conscience d’artistes, rien ne comptera. Je me trompe, leurs vertus compteront à défaut des belles œuvres, les bonnes parleront pour eux. On reproche à Barbier sa longévité laborieusement stérile. On lui en veut presque de n’être pas mort après la Curée, après l’Idole, et l’imagination éprouve une certaine déconvenue à voir le brillant poète des journées de juillet continuer à trottiner avec des lunettes et son parapluie sur le théâtre de la vie, ni plus ni moins que tel petit vieux du répertoire de Bouffé. Comme s’il dépendait de chacun de nous de composer sa destinée à souhait pour le meilleur effet du paysage ! « Les gens de génie, écrivait Diderot, ne sont bons qu’à une chose, passé cela, rien! » À cette chose dont parle l’auteur du Neveu de Rameau, Barbier fut bon et même excellent pendant une heure de sa vie, et « passé cela, » si le poète eut le tort peut-être de ne point abdiquer, l’homme au moins vécut sans reproche, et c’est bien de celui-là qu’on peut dire que rien d’humain ne lui fut étranger. Sa sympathie n’excluait personne que les faiseurs de conquêtes et s’adressait plutôt aux masses qu’aux individus. Citoyen éprouvé, noble cœur, esprit libéral, clairvoyant, ayant ses doutes que l’âme voulait ignorer et qui vous répondait parlant du mystère de la transsubstantiation : « J’y crois comme une bonne femme ! » Les hommes de cette probité, — tranchons le mot, de cette vertu, — sont rares de tout temps à ce point que, même en laissant à part l’éclair fugitif du génie, il faudrait encore tâcher de leur ressembler et désirer que la graine en soit commune.


HENRI BLAZE DE BURY.