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conquérans des fautes ou des crimes de leurs ancêtres. La raison, d’ailleurs, se figure-t-elle ce que serait le refoulement des Arabes dans le désert, pour employer l’expression qui a cours? Quand aujourd’hui quelques milliers de cavaliers turbulens sur les frontières de la Tripolitaine ou dans le sud de la frontière d’Oran imposent à nos troupes tant de fatigues, que serait-ce si, au lieu des tribus du désert qui ne comptent aujourd’hui que deux ou trois cent mille âmes, nous avions réussi à rejeter dans le Sahara les deux millions et demi d’Arabes du Tell? Se représente-t-on les luttes incessantes, les pillages, les massacres, les combats sans merci ni repos qui résulteraient d’une pareille folie? Ce ne serait pas la guerre de cent ans, ce serait une guerre de dix siècles. Au lieu des cinquante mille soldats que nous entretenons en Afrique, il en faudrait deux ou trois cent mille. Une population chétive et dispersée de 150,000 Indiens, errant inquiète sur les confins des territoires habités de la grande république américaine, réussit à alarmer de temps à autre une population de 52 millions d’âmes ; que serait-ce si 2 millions 1/2 d’Arabes étaient rejetés en dehors des territoires fertiles d’une colonie qui ne compte que 400,000 Européens, dont 200,000 Français seulement? L’Afrique deviendrait une terre de pillage, ce qu’étaient autrefois les marches dans les temps les plus agités du moyen âge. Ceux qui parlent du refoulement des Arabes semblent avoir reculé les limites du cynisme et de l’absurdité politique. Il n’échappera à aucun homme judicieux que cette politique impitoyable et odieuse convient moins qu’atout autre à un peuple comme le peuple français qui, placé au centre de l’Europe, ayant sur ses frontières des voisins puissans et jaloux, excite par sa richesse tant de convoitises. Sans avoir la prétention trop ambitieuse de se faire dans le monde entier le soldat du droit, la France doit du moins, dans sa sphère légitime d’action, respecter le droit d’autrui.

Puisque l’on ne saurait songer à refouler les Arabes, qu’il faut vivre avec eux, que leur race est loin de tendre à s’éteindre, qu’elle paraît, au contraire, prolifique, car, d’après les statistiques de l’état civil en 1880, il y aurait eu parmi les musulmans d’Algérie 68,107 naissances contre 61,434 décès[1], il convient d’avoir vis-à-vis d’eux une conduite prudente et équitable qui épargne à nos descendans les embarras qu’éprouvent les Anglais en Irlande. Or, c’est bien une Irlande africaine que les députés, les sénateurs et le gouvernement général de l’Algérie, par aveuglement, par partialité ou par faiblesse,

  1. Le recensement de 1881, dont on ne connaît encore que les chiffres généraux, montre que les Arabes d’Algérie sont très prolifiques. Avec le temps et les progrès de la civilisation, les 4 millions et demi d’Arabes algériens et tunisiens deviendront 7 ou 8 millions.