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l’avaient agité. Il avait cinquante-huit ans passés ; l’âge l’avait alourdi ; il avait beau redoubler de travail, il ne s’échappait pas à lui-même et s’affaissait sous l’ennui. Sa solitude le fatiguait; loin de redouter les visites, comme autrefois, il les sollicitait, et ses amis de Rouen prenaient souvent le chemin de Croisset. Aux inquiétudes qui l’avaient assailli s’ajoutèrent des déceptions profondes. Un incident, bien futile en apparence, — il s’agissait d’un cigare, — éclaira des obscurités qu’il s’était toujours refusé à pénétrer. Il écrivit alors une longue lettre qui a les allures d’un réquisitoire et il y versa toute l’amertume dont il était abreuvé[1]. Les tourmens dont il était harcelé avaient rendu une intensité redoutable à la maladie de sa jeunesse. Les crises étaient devenues fréquentes, et elles se produisaient à un âge où, trop souvent, elles sont suivies de congestion. Il travaillait néanmoins; ce fort ouvrier devait jusqu’à la dernière heure manier l’outil qu’il adorait. Son livre n’était pas terminé, mais, comme il disait, « il y voyait clair, » c’est-à-dire que les dernières pages à écrire étaient préparées dans son esprit et ne l’inquiétaient plus. Il se disposait à venir passer deux mois à Paris et se promettait de faire de longues séances à la Bibliothèque nationale auprès de Chéron, actuellement mort, et qui était le plus savant et le plus complaisant bibliophile dont on pût réclamer les services. Ses malles étaient faites; le manuscrit de Bouvard et Pécuchet, les notes destinées au dernier chapitre, étaient réunis pour le voyage. Le samedi 8 mai 1880, dans la matinée, il eut une crise nerveuse qu’il essaya vainement de conjurer en aspirant de l’éther. Lorsqu’il revint à lui, la vision jaune, ce qu’il appelait la vision d’or, persista. La tête était troublée, un flot de sang envahit la face. Presque à tâtons il se dirigea vers son divan et se coucha sur le dos. Des rumeurs bruissaient dans sa poitrine. Il souillait avec force et essayait de parler. Au milieu des ténèbres qui l’enveloppaient, il comprit sans doute que sa minute suprême allait sonner; il appela deux fois son médecin, son ami : « Hallot! Hallot! » La bouche eut une convulsion, il tourna la tête et mourut[2].

Lorsque l’on apprit, brutalement, par une dépêche insérée dans les journaux, que Gustave Flaubert, l’auteur des Trois Contes, de Salammbô, de Madame Bovary, avait été subitement terrassé, le monde des lettres s’émut et poussa un cri de douleur. Lui qui avait été tant critiqué, tant discuté, lui contre lequel les avocats impériaux avaient lancé de si belles périodes, lui dont la célébrité instantanée

  1. Cette lettre, qui est une sorte de mémoire avec pièces à l’appui, ne doit être rendue publique que dans certaines circonstances que Gustave Flaubert a déterminées lui-même.
  2. Ce nom de Hallot a fait croire à quelques chroniqueurs que Flaubert avait parlé de l’avenue d’Eylau et pensé à Victor Hugo au moment de mourir.