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étaient plus étroites; l’entassement plus grand; mais il y avait plus d’animation, plus de vie, moins d’ivresse. Un marchand de gravures coloriées y débitait des estampes représentant Victor-Emmanuel, Garibaldi, le pape et la sainte Vierge. Il y en avait pour tous les goûts. Tout en causant avec la patronne du logis qui, dans son baragouin moitié italien, moitié anglais, m’exprimait avec vivacité la difficulté qu’il y avait pour elle à nourrir tout ce monde avec si peu d’argent, je fus frappé de la quantité de taches noires dont la muraille était mouchetée. Je touchai une de ces taches du bout de ma canne; elle se mit à marcher. J’en touchai une autre, même phénomène. C’étaient des punaises, et la muraille en était. noire. Voilà dans quelles conditions vivent quelques milliers d’individus dans la cité impériale en l’an de grâce 1882. Ni à Paris, ni à Londres, je n’ai rien vu de si triste.

Je terminerai le récit de cette promenade, qui n’avait pas duré un quart d’heure, par un petit trait de mœurs. En passant devant un cabaret d’aspect assez misérable, mon policeman m’avait dit : « C’est ici le seul endroit où vous pouvez avoir a nice drink, » Je n’avais pas relevé l’insinuation dont la portée, je l’avoue, m’avait échappé. Au moment où nous allions nous séparer et où je le remerciais : « Est-ce que vous n’avez pas soif? » me dit-il. Cette fois je compris, mais voulant voir comment il s’y prendrait: « Non, lui dis-je, et puis je vais dîner. » Mais il me répondit : « Eh bien! donnez-moi quelque chose pour aller boire à votre santé. » Je l’accompagnai alors au cabaret, où nous vidâmes ensemble un verre d’une atroce liqueur rougie, décorée du nom de vin de Sicile, et je lui donnai un dollar, mais je ne pus m’empêcher de penser à certain sous-brigadier du service des garnis que j’ai fait courir dans Paris toute une nuit et qui a refusé d’accepter un louis, disant qu’il était en service. Décidément la police française a du bon, et je souhaiterais seulement pour elle qu’elle fût aussi bien payée par la ville et aussi vigoureusement soutenue par le public que la police de New-York.

Il y a donc beaucoup de misère à New-York, bien que ce soit la ville la plus riche des États-Unis. On trouve là, comme à Paris et à Londres, l’application de cette loi constante sur laquelle MM. les docteurs en sociologie devraient bien prendre la peine de nous donner quelques explications et qui met partout l’extrême pauvreté en contraste avec l’extrême opulence. Mais la différence qu’on pourrait établir entre l’ancien et le nouveau monde, c’est que dans le nouveau il y a beaucoup moins de misères imméritées. Ces Irlandais, s’ils voulaient s’astreindre à ne plus boire, ces Italiens, s’ils n’étaient d’incorrigibles paresseux, pourraient, en émigrant dans les contrées de l’Ouest, trouver pour leurs bras un emploi rémunérateur.