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champ de bataille et conduire une action furieuse avec une âme immobile : quelle tâche ! Quand ils calculent ce qu’il faut faire pour tirer de ces machines de guerre tout l’effet utile, ce qu’elles coûtent d’argent, ce qu’elles représentent de force, ce que peuvent perdre non-seulement une défaillance, mais un retard de la volonté, même sans aucune faute un hasard, leur courage se trouble et ils connaissent la seule crainte à laquelle reste ouvert leur cœur. C’est alors que leurs regrets évoquent ces navires d’autrefois où un regard suffisait à tout enchaîner, comme une pensée à tout conduire et ils rêvent, en ramenant à leurs dimensions les bâtimens modernes, de ramener les devoirs eux-mêmes à des proportions plus humaines. Mais ont-ils discerné le remède aussi bien que le mal ?

Ce qui faisait le commandement facile dans l’ancienne marine, ce n’était pas la petitesse des navires, c’était la simplicité des services. Réduits à la manœuvre des voiles et à la canonnade par bordées, groupant en deux grandes masses l’équipage, ils pouvaient être dirigés par un seul chef. Aussi faisait-on mouvoir sans désordre trois fois plus de combattans sur un vaisseau de ligne que n’en comptent les plus forts cuirassés. Au contraire, ce personnel restreint est aujourd’hui voué à des fonctions indépendantes, multiples. Si les actions navales, comme on semble le croire, deviennent des mêlées où les flottes se heurteront, sur le plus petit bâtiment, avec le plus faible équipage, ne voit-on pas surgir pour les hommes les obligations simultanées, pour le chef la nécessité d’être présent partout à la fois ? Ce n’est pas le navire qui est démesuré, c’est la tâche. Sur quelque bâtiment qu’il faille manier en les combinant les différentes armes, l’unité d’action se brise. Au capitaine la direction générale du combat ; il l’engage, le poursuit ou l’arrête ; son regard interroge les dangers qui l’entourent de toutes parts, sa voix commande à la machine, sa main au gouvernail, mais il suffit à peine à cet effort qui l’absorbe. À d’autres officiers les pièces, les torpilles, les embarcations ; leur rôle est de prévoir l’instant où leur arme peut produire l’effet le plus utile, et de se mouvoir librement sur le champ d’action où les place la volonté de leur chef. Mais si cette division du travail est inévitable, que produira-t-elle ? Toute la puissance militaire que porte le navire ne fait-elle pas corps avec lui et quelle efficacité resterait aux actions qui ne seraient pas liées à sa marche et conscientes de ses desseins ? Ses torpilleurs surpris par ses changemens de route courront risque de l’aborder, ou, réduisant leur vitesse et leur champ de combat, deviendront inoffensifs pour l’adversaire par crainte d’être dangereux pour lui ; son tir, dévié par l’imprévu de ses mouvemens, manquera de justesse, et tandis que la dispersion de l’autorité déshabituera de l’obéissance, la responsabilité