Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/934

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous croiser les bras et désespérer ? » Il répond que ce ne serait pas conforme au caractère anglo-saxon. M. Bourne a une haute opinion de ce caractère, car ses propositions peuvent se résumer ainsi : Nous ne pouvons reconquérir notre suprématie qu’en vendant à très bas prix, prix devenus impossibles en présence du luxe auquel nous nous livrons ; par conséquent, vous, ouvriers, contentez-vous de salaires moindres et abandonnez l’eau-de-vie et le tabac ; vous, patrons, supprimez le tilbury et autres superfluités et réduisez vos bénéfices autant que votre luxe. Mais ces moyens héroïques, on ne les emploie que dans des situations désespérées, et heureusement l’Angleterre n’en est pas encore là.

Nous comprenons cependant qu’on se sente mal à l’aise quand près des deux tiers des matières alimentaires nécessaires à la nation doivent être importés. Que ferait-on si la récolte manquait en Amérique ou si la guerre menaçait les transports ? Mais, en dehors des calamités accidentelles, il y a encore de quoi faire réfléchir. Tous les pays font des efforts pour développer leur industrie, et non sans un certain succès. Jusqu’à présent, l’ensemble du commerce international n’en a pas souffert, mais on peut déjà constater quelques symptômes menaçans : nous n’en citerons qu’un seul, mais il est des plus importans. Personne n’ignore que les États-Unis sont parvenus, par un ensemble de mesures, que nous son)mes loin d’admirer d’ailleurs, à réduire leurs importations et à multiplier considérablement le nombre de leurs usines et manufactures. Si l’Amérique du Nord se mettait à produire tout ce dont ses habitans ont besoin, — et la contrée est assez grande pour que l’idée n’en paraisse pas absurde, — les rapports internationaux en souffriraient considérablement et l’on pourrait légitimement se demander comment payer à la longue le blé, le coton et les autres produits américains, si l’on n’accepte de nous en échange que de l’or. Beaucoup de lecteurs répondront que ces extrémités ne sont pas à craindre ; nous avons le même sentiment ; instinctivement, nous nous attendons à voir surgir une modification favorable de la situation, mais nous nous croyons tenu de prévoir qu’elle n’aura pas lieu. Dans le doute, il faut prévoir le pour et le contre, mais la plupart des publicistes se refusent à embrasser la question dans sa totalité. En matière de population, il y a, paraîtrait-il, un langage de convention qui permet d’examiner ce qu’on fera quand l’Angleterre aura cent millions d’habitans et l’Allemagne cent cinquante millions ; on oublie de se demander s’il y aura jamais dans ces pays de quoi faire vivre ces millions d’habitans et, par conséquent, si nous avons réellement à craindre d’être écrasés par nos voisins. Si nos voisins se multiplient plus vite que nous, ils arriveront