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ouverte derrière le baron Chevrial elle s’enfuit pour rejoindre l’imprésario Juliani.

Avais-je tort d’avancer que Marcelle était digne de venir, dans l’ordre des héroïnes de M. Feuillet, après la Petite Comtesse et Julia de Trécœur ? Mais elle a cet avantage sur la Petite Comtesse et Julia de Trécœur d’être un personnage dramatique ; et tout cet acte, où son caractère se révèle et se résout dans une crise, est distribué par scènes, avec une simplicité, une fermeté qui prouvent un maître ; l’ordonnance des scènes et l’ordonnance intime de chaque scène est logique et nécessaire, d’une logique et d’une nécessité morales ; le dialogue est habilement déduit, et coupé, quand il faut, avec une vigueur singulière. Pas de coup de théâtre plus pathétique que la rentrée d’Henri après le malheur de Marcelle ; le silence de sa mère, qui tire l’aiguille d’un geste machinal, les yeux fixes, sans pouvoir regarder sur son ouvrage, sans oser regarder son fils ; la révélation qu’elle lui fait, en chancelant, de son malheur ; la fureur d’Henri, son élan vers la porte, son retour vers sa mère évanouie, tous ces incidens pressés en l’espace de quelques secondes forment une fin d’acte des plus émouvantes que nous ayons vues depuis longtemps.

J’ai dit que le quatrième acte servait, comme le second, à encadrer le troisième, et que le cinquième dénouait le drame exposé dans le premier ; chacun, en sa place, prend sa valeur. Le quatrième n’est qu’un tableau, mais dont je veux dire tout le prix. La scène se passe chez Rosa Guérin, dans le somptueux hôtel que Chevrial lui a donné le jour même. On l’inaugure par un joyeux souper. Au Château-Yquem, on nous apprend que le navire qui portait Juliani et sa troupe a sombré dans les flammes, entre New-York et la Nouvelle-Orléans : Marcelle de Targy, qui, après de médiocres succès au théâtre, était devenue la maltresse de Juliani, a péri comme ses camarades. Au Château-Laffite, un valet annonce qu’Henri de Targy, est dans le salon voisin, qui apporte au baron des pièces à signer. Par un caprice de Rosa, on décide de faire entrer dans la salle du souper ce héros de l’histoire parisienne du jour, et cette face de galant homme paraît à la flambée des candélabres de cette table impudente. Henri se retire. La fête s’achève dans l’ivresse. Piqué au jeu par Tirandel, un échappé de club, un ataxique de trente ans, qui se déclare idéaliste après boire, Chevrial porte un toast à la matière ; il n’achève pas ce toast : sa langue devient épaisse, ses joues molles, ses yeux vitreux. Ce n’est rien : un malaise. La musique continue. Rosa Guérin, sa conquête, Rosa, qui « sait le prendre, » entraîne Chevrial jusqu’au balcon, où il s’affaisse sur un fauteuil. Soudain elle se penche sur lui, se redresse et se rabat vers nous avec un grand cri. Le docteur, qui vient d’entrer, se précipite vers le malade : « Faites taire la musique ! » Le baron Chevrial est mort.