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drame, après cette mutilation, demeure peut-être intelligible, demeurera-t-il aussi probable ? Si les événemens restent les mêmes, seront-ils aussi justifiés ? Si les caractères ne s’évanouissent pas, seront-ils éclairés du même jour ? Non pas ; ce sera le même roman, mais suspendu dans le vide, au lieu d’être enveloppé de son atmosphère. Et encore sera-ce le même ? ou plutôt n’est-il pas vrai que ce ne sera qu’une construction chimérique auprès de celle-ci, — comme est le phénomène de réfraction décrit par des lignes idéales sur le papier blanc ou le tableau noir, en regard du phénomène réel qui fait l’illusion de nos yeux ?

Pour disputer à M. Feuillet le droit de placer ce second et ce quatrième actes aux flancs de ce troisième, il faut avoir la vue bien courte ou la tolérance bien étroite ; il faut professer un goût singulièrement exclusif pour une certaine formule de mélodrame et de vaudeville. Que ne demande-t-on, du même coup, une édition réduite du Roi Lear, et d’Hamlet ? Je me fais fort de retrancher de ces chefs-d’œuvre un bon nombre de scènes, sans que la chaîne des événemens y soit rompue en un seul point. Je ne risquerais pas la même opération sur le Sonneur de Saint-Paul de Bouchardy ou les Dominos roses de M. Hennequin. M. Feuillet nous promet un Roman parisien, il nous le donne ; est-ce même un roman, et ce qu’il nous met sous les yeux, l’a-t-il imaginé ou n’en est-il que le témoin ? On pourrait hésiter là-dessus, tant l’histoire de ces gens qui tombent d’un capital de trois millions à un revenu de cinq mille semble un écho de ruines récentes ; que dis-je, récentes ? Quotidiennes ! C’est le roman d’hier, c’est le roman de demain. Il est vrai qu’à la ville on se ruine plutôt par imprudence, et que le héros de M. Feuillet se ruine par probité : c’est qu’au théâtre il faut que la question d’argent soit doublée, pour nous émouvoir, d’une question de sentiment ; il faut que la chute, plutôt que d’être un accident, soit l’effet d’un ressort moral, pour nous intéresser davantage ; mais c’est toujours la même chute, dont le bruit nous remplit encore les oreilles. L’événement est parisien, les héros le sont aussi : nous avons, dans cette étude, assez marqué leurs caractères ; il est superflu, je pense, d’insister sur ce que Marcelle de Targy n’est pas une provinciale ni une Viennoise. Nous avons vu qu’elle se perd par une déviation de ses meilleurs sentimens : cette déviation ne pouvait se produire que dans un certain milieu ; l’auteur même a pris soin de le marquer légèrement : « Ah ! s’écrie Marcelle au troisième acte, pourquoi n’avoir pas changé de ville ? Ailleurs je serais moins froissée, moins mortifiée qu’à Paris ! » Marcelle de Targy ne serait pas ce qu’elle est, ne penserait pas ce qu’elle pense, ne sentirait pas ce qu’elle sent, si elle ne respirait pas le même air que le baron Chevrial, que Rosa Guérin, que Tirandel. Isolez donc ce troisième acte,